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Cette histoire de l'Illuminisme a été rédigée par le Dr Starck à l'intention du père Barruel en 1797.
Vous y découvrirez l'alliance entre franc-maçonnerie,"illuminés de Bavière" et autres sectes afin de détruire de fond en comble l'ancien ordre des choses : exterminer tous les rois et la race des Capétiens, détruire la puissance du Pape et établir leur "république universelle".
Pour cela, il fallait un déchainement révolutionnaire... 1789 et ses massacres... républicains.
"Nous devons tout détruire, aveuglément, avec cette seule pensée : le plus possible et le plus vite possible." (Adam Weishaupt)
Document cité par Michel Riquet, dans son livre intitulé : " Augustin de Barruel, un Jésuite face aux jacobins francs-maçons, paru aux éditions Beauchesne en 1989, pages 150 à 190 (couverture dans la marge).
A la date de parution du livre - 1989 - ce document était inédit.
(illuminatisme = illuminisme.)


HISTOIRE DE L'ILLUMINISME.

Il y a longtemps que Voltaire forma le souhait que les conjurés contre le christianisme fondassent une société secrète, semblable à celle des franç-maçons. Son but était d’exécuter les desseins de la conjuration avec plus de sûreté en les couvrant du bouclier du mystère et d’unir en même temps les membres du complot plus étroitement. Ce souhait fut accompli, sans que Voltaire le sût et sans qu’il pût y contribuer de sa part, en 1776 où l’Ordre des Illuminés, si dangereux à la religion et à l’humanité fut établi. L’inventeur et fondateur de cet Ordre était professeur à l’Université d’Ingolstadt en Bavière ; il s’appelle Weishaupt. On ne le connaissait auparavant, ni comme savant de mérite, ni comme homme de talent, aussi ne s’est-il pas montré comme tel après.
Mais le rôle qu’il a joué dans l’Ordre des Illuminés a prouvé qu’il était un intrigant dangereux.
Depuis plusieurs années, et principalement dès que la maçonnerie fut répandue en Allemagne, on vit parmi les jeunes gens, nombre d’Ordres secrets institués par eux mêmes, tels que l’Ordre de l’Espérance,celui de l’Harmonie,des Constantistes, des Frères Noirs et d’autres. On ne saurait dire, du moins pour le passé, qu’on y eût enseigné de mauvais principes ; au contraire il y en avait dans lesquels on avait établi des principes assez bons et conformes à la Morale. Cependant, comme ces Sociétés firent naître des désordres et des querelles entre les étudiants, on a fait de temps en temps des efforts pour les supprimer, sans pourtant y réussir tout à fait, car souvent les professeurs trouvaient eux-mêmes leur compte à protéger sous main ces Ordres ; Ceux qui en savaient mettre quelques membres dans leurs intérêts, pouvaient être sûrs d’en attirer le reste pour augmenter leurs auditeurs. Les Universités allemandes diffèrent entièrement des françaises et anglaises : c’est aux étudiants de choisir les docteurs et les leçons qu’ils veulent fréquenter.
L’Ordre des Illuminés n’était d’abord et quelque temps après qu’un Ordre d’étudiants. Weishaupt voulut se faire un parti parmi les jeunes gens, pour se procurer des auditeurs, ce qu’il ne pouvait faire par son savoir. Aussi voulut-il se faire valoir par un nombreux auditoire auprès du gouvernement et se fortifier en même temps contre les Ex-jésuites, qui avaient quelques chaires dans cette Université et auxquels il portait une haine mortelle.
Un ordre qui doit être une société secrète, demande un objet, un mystère. Weishaupt vit bien cela, mais comme la maçonnerie lui était entièrement inconnue, il n’était pas en état de mettre dans son Ordre des choses semblables à celles qu’il y a dans la maçonnerie, soit pour les sciences, soit pour l’histoire. Tout ce qui lui manquait de ce côté-là fut suppléé en abondance par le Génie du Siècle.
Plusieurs savants originaires de Berlin où ils avaient aussi établi leur fabrique principale, prétendirent d’éclairer le monde. Après avoir su gagner une espèce de supériorité dans la partie protestante de l’Allemagne ; ils se mirent à faire des prosélytes dans la partie catholique. Weishaupt lut quelques-uns de leurs ouvrages, et comme il avait aussi lu quelques auteurs de la conjuration philosophique, tels que Voltaire, Diderot, Rousseau, Helvétius, etc., leur manière de penser devint peu à peu la sienne comme on doit l’attendre d’un homme qui n’avait pas assez de pénétration pour apprécier leurs écrits. Il résolut de faire de son Ordre une école pour éclairer ses adhérents. Le mystère de cette école ne devait pas être moins que l’exposition des principes puisés dans les livres ci-dessus mentionnés.
Le grand mystère de l’Ordre par rapport à la Religion, consistait dans la doctrine : que le christianisme n’était fondé que sur l’imposture et la superstition et qu’en récompense le Déisme, la re1igion de la Raison ou le Naturalisme, étaient la vraie religion. Il est vrai qu’on laissa subsister le nom du Christianisme, mais on le dépouilla entièrement de tout ce qu’il y avait de religion positive de sorte qu’il n’en restât que le naturalisme. Weishaupt avoua lui-même qu’il fallait laisser le nom du christianisme et lui substituer la Raison. Plus, lorsqu’il recommanda à un de ses aides d’user beaucoup de précautions envers un de ses prosélytes, qui avait témoigné bien du zèle pour soutenir la doctrine de l’immortalité de l’âme, il est clair qu’on rejeta aussi cette vérité dans cet Ordre impie et anti-chrétien.
Par rapport à l’Etat le mystère de l’Ordre contenait les folles doctrines d’une égalité et une liberté universelle et de la manière de ramener les hommes à l’indépendance originaire dont ils avaient joui avant l’institution de la société civile. Ce qu’on y enseignait sur les rapports entre les sujets et leurs souverains n’était rien autre chose que ce que Rousseau avait prêché dans son ouvrage sur le Contrat Social. Si les principes qu’on avait établis sur la Religion, ne tendaient qu’à anéantir les prêtres auxquels on donnait le titre d’imposteur ; ceux du système politique, qu’on avait posés devaient détruire tous les princes qu’on appelait tyrans et oppresseurs. On les traita tous les deux de méchants auxquels l’Ordre devait faire une guerre continuelle pour s’en débarrasser comme de personnes tout à fait inutiles et pour les faire disparaître de la surface de la terre. Les autres règles et maximes qu’on avait prescrites étaient conformes à ces principes.
Tout le monde sait les ruses et les procédés abominables qu’on a attribués à l’Ordre des Jésuites. On commence à entrevoir la source dont on a puisé ces reproches pour la plupart. Cependant c’est Weishaupt qui s’est vanté d’avoir formé son Ordre sur le modèle de celui des jésuites. Il n’était qu’un tissu d’impostures et de ruses exécrables. On obligeait ceux qu’on reçut de promettre une obéissance aveugle aux supérieurs de l’Ordre et de leur abandonner même le droit de vie et mort. Selon le propre aveu du fondateur, chaque membre fut établi espion des autres, non seulement pour les choses qui regardaient l’Ordre, mais aussi pour les secrets de chaque famille. C’est par là que l’Ordre avait autant d’espions que de membres ; ils devaient fouiller partout et informer les Supérieurs de tout ce qu’ils avaient découvert touchant les affaires publiques aussi bien que la vie privée d’un chacun de leur connaissance. Oui, lorsque le gouvernement, en Bavière, s’empara des papiers de cette infâme conjuration, on y trouva une description d’une caisse par le moyen de laquelle on pouvait mettre du feu partout où l’on voulait sans être découvert, des ordonnances, pour faire avorter les femmes, pour répandre des odeurs venimeuses dans des chambres, pour exciter la fureur utérine dans le sexe, pour contrefaire des sceaux, pour préparer l’aqua Tofana et des choses semblables, aussi bien qu’une apologie du suicide.
Il est difficile de comprendre qu’un Ordre qui s’était déclaré ennemi mortel de toute religion et qui, en effet, était si dangereux à l’Etat que le fondateur même, comme il dit plusieurs fois dans ses lettres, craignait de perdre la tête si ces principes venaient à éclater et qui, enfin prêchait une morale si abominable, eût pu trouver des associés. Mais on cacha ces mystères d’iniquité dans les grades inférieurs ; on ne les développa que peu à peu dans les supérieurs. Aussi usa-t-on envers les prosélytes de beaucoup de précautions et de finesses ; on ménagea ceux qui avaient encore de l’attachement pour la religion, et qui, selon l’expression du fondateur dans ses lettres, étaient encore trop faibles pour digérer des aliments forts, en leur cachant tout ce qui tendait à l’irréligion.
Comme la jeunesse est toujours vaine et avide de nouveauté et de liberté, et que Weishaupt ne manqua pas d’assurer, comme il avoua lui-même dans une lettre à un de ses disciples favoris, deux ans après la fondation de son ordre, qu’on verrait se développer, peu à peu, une morale, une éducation, une politique et religion toute nouvelle, que son but était d’affranchir le monde et que les membres s’ils voulaient bien continuer leurs efforts, seraient bientôt les maîtres de leur patrie ; outre cela on avait donné à l’Ordre le nom séduisant d’illuminés ; qu’on vanta les membres comme des hommes plus éclairés que le reste du monde, qui avaient une vocation toute particulière à combattre, conformément aux buts de l’Ordre, les ténèbres et de répandre la lumière selon les expressions de Weishaupt ; et qu’on avait enfin établi les mots de liberté et d’égalité pour le signal et le mot de guêt ; il n’est pas étonnant qu’il y eût partout des hommes tombant dans ces pièges.
Quand on considère que Weishaupt avait d’abord introduit l’ère persanne de Yezdegerd et que, dans la troisième année après la fondation, il compara les grades supérieurs qui enfermaient tout le mystère d’iniquité avec l’ordre Parses et les mystères de Mithras ; quand on y ajoute que Voltaire avait aussi comparé le secret de sa conjuration avec celui de l’Ordre de Mithras (lettre à d’Alembert – 2 avril 1768), on s’imaginera peut-être, que Voltaire a eu quelque influence sur Weishaupt et sa fondation. Mais cette ressemblance est l’ouvrage du hasard. Puis, on croira peut-être que Weishaupt a formé son Ordre sur le plan de la maçonnerie, dans laquelle on parla aussi bien de lumière, de liberté et d’égalité. Mais cette conjecture n’est pas fondée non plus. Weishaupt ne connaissait point du tout la maçonnerie lorsqu’il institua son Ordre. Il est vrai qu’il a feint d’être devenu franc-maçon déjà en 1777. Mais cela est faux. Car, comme il est à voir dans ses lettres, il n’avait pas encore l’idée de cet Ordre dans la fin de l’année 1778. Tout ce qu’on lui avait mandé là-dessus lui paru nouveau ; il ne savait pas encore comment faire pour constituer une Loge. Quand même il aurait été fait franc-maçon en 1777, cela n’aurait pas pu avoir quelque influence sur la fondation de l’Ordre des Illuminés, parce que celui-ci était déjà institué dans le mois de mai de l’an 1776. Cette conformité n’est donc qu’accidentelle ; l’Ordre des Illuminés n’était dès son commencement et à proprement parler, rien autre chose qu’un Ordre d’étudiants dans lequel le fondateur avait mis comme mystère les principes désavantageux à l’Etat, à la religion et aux Mœurs, qu’il avait puisé dans les écrits des sophistes français et de ces allemands qui prétendaient d’éclairer le public.
Cet Ordre serait resté dans cet état et il aurait eu le sort des Ordres d’étudiants ; ceux qui en étaient membres pendant leur séjour à l’Université ne s’en seraient pas souciés après cela. Peut-être l’aurait-on supprimé dès qu’on se serait aperçu de son influence dangereuse sur la jeunesse. Du moins comme les Universités catholiques sont peu nombreuses et qu’elles n’ont pas beaucoup d’influence sur le reste de l’Allemagne, cet Ordre inventé à Ingolstadt ne ce serait pas étendu au loin, au contraire il aurait bientôt trouvé son tombeau dans le lieu de sa naissance.
Mais sa destinée fut plus glorieuse, ut meretrix magna haberet in fronte ejus scriptum nomen : Mysterium. Il fallut qu’il obtînt une sphère étendue, plus d’adhérents, plus de membres d’importance et par là une plus grande influence ; ce qui se fit peu d’années après son union avec la maçonnerie, comme on verra d’abord. Cette union par laquelle les choses les plus hétérogènes furent jointes et fondues ensemble, étaient un des plus étranges événements qu’on puisse imaginer. La maçonnerie, comme il est prouvé par les monuments historiques de cet Ordre, s’était éloignée depuis plus de 200 ans de sa Constitution primitive. Dès que cet Ordre s’était répandu parmi les français, ce qui arriva lorsque le roi Jacques II s’était retiré en France, il fut enrichi par les français de plusieurs grades nouveaux de leur façon, tels que le Maître Ecossais de saint André, le Maître anglais, le Maître Parfait, l’Illustre ou plusieurs grades sous le nom d’Elu, le Chevalier de l’Orient, le Chevalier Prussien, le Frère Africain, le Chevalier du Soleil, le Chevalier du Temple, le Chevalier Rose-Croix, le Chevalier de l’Aigle, le Philosophe Sublime et l’Adepte et autres dont quelques-uns étaient divisés en plusieurs degrés. Comme on avait mis pour fondement de l’allégorie du Grade de Maître, une histoire tirée de la Bible, les français firent de même à l’égard de leurs grades nouveaux qu’ils avaient inventés.
Mais les maçons n’étaient pas uniformes dans leurs travaux pendant plusieurs années. Il y avait quelques Loges qui ne reçurent que les trois grades d’apprentis, de compagnons et de Maître ; c’était principalement celles qui avaient reçu leurs Constitutions de l’Angleterre. Il y en avait d’autres qui tiraient leur origine de l’Ecosse et qui y ajoutèrent le grade de Maître Ecossais. Ces deux parties rejetaient les grades français comme des additions fausses. Il y avait encore un troisième qui ne reçut que quelques-uns des grades nouvellement inventés par les Français. Tel était le système de Clermont qu’on nomma en Allemagne celui de Rosa, et dans lequel il y avait, outre les trois grades inférieurs, encore 4, à savoir ceux de l’Ecossais de Saint André, de l’Elu, de l’Illustre et du Sublime. ( On explique que le système clermontois fut ainsi nommé parce que les degrés qu’il contenait tiraient leur origine de la Loge du Prince de Clermont, en France. On le nomma le système de Rosa parce que celui qui, par ordre de la Grande Loge de Berlin, le propagea partout en Allemagne était un certain Rosa, qui avait été surintendant ecclésiastique dans la principauté d’Anhalt-Cothen. Ce Rosa vivait encore en 1763. D’autre part l’auteur de la stricte observance était un certain Baron de Hund en Lusace. L’apôtre de ce système s’appelait Schubart. L’introducteur de la Maçonnerie suédoise en Allemagne était un médecin de Berlin nommé Zinnendorff.)
Vers l’an 1762, il survint une grande révolution dans la maçonnerie en Allemagne. On bannit d’elle tous les grades français, sans distinction. On ne laissa subsister après le grade de Maître, que celui de Maître écossais, différent entièrement du Maître Ecossais de Saint André. On bâtit là-dessus l’Ordre des Templiers. On appela ce système l’observance stricte, en donnant le nom de l’observance late (large) à tous les autres systèmes. Celui-ci s’étendit bien loin ; aussi dura-t-il plusieurs années ; la raison principale en était qu’on avait quelques vues qui flattaient l’intérêt ; mais comme elles ne furent pas réalisées et qu’on ne trouva dans ce système ni des secrets regardant les sciences, ni espérance d’obtenir les choses dont on avait coutume de flatter chaque franc-maçon lorsqu’il entra dans l’Ordre, ce système commença bientôt à chanceler. Un grand nombre de ses partisans quittèrent la stricte observance et introduisirent la maçonnerie suédoise, qui ne laissait pas de faire entrevoir toujours quelque secret par rapport aux sciences. On ajouta au Maître Ecossais le Chevalier du Temple et encore un grade sous le nom du Confident de St. Jean. Il y en avait d’autres qui cherchaient dans leur Ordre de la magie, de la cabale ou de l’alchimie. De ces derniers étaient les soi-disant Rose-Croix nouveaux.
Ceux-ci tâchaient de combiner le fanatisme des anciens Rose-Croix avec la maçonnerie. Outre ceux-là il y en avait qui, après avoir fait connaissance avec Willermoz, Saint Martin et leurs adhérents appelés philalèthes, s’imaginaient avoir trouvé le nec plus ultra des connaissances maçonniques dans les extravagances gnostiques, cabballistiques et magiques contenues dans les livres des erreurs et de la vérité, tableau naturel, Académie des Sages et autres semblables. Ils cherchaient à lier leur système avec la maçonnerie sous le nom des chevaliers bienfaisants. Ce qui fut tenté à l’assemblée des francs-maçons qui se tint en 1782 à Wilhelmsbad, petite ville dans le voisinage de Mahanau. Mais il n’y avait dans ces partis et systèmes rien de conforme au but, aux principes et aux maximes de l’Illuminisme. Ni les maçons originaires de l’Angleterre ou de l’Ecosse, ni les Français malgré plusieurs grades nouveaux, inventés par eux, ni ceux de l’observance stricte, ni les suédois, ni les Rose-Croix, ni les philalèthes ne ressemblaient en rien aux Illuminés. Il est vrai que plusieurs grades aussi bien que les explications des hiéroglyphes professés par les frères orateurs n’auraient pas pu se soutenir devant la critique rigoureuse des théologiens savants et orthodoxes, mais on ne regarde pas ces grades comme le système universel, ni les explications des Orateurs comme des modèles à suivre ou comme des interprétations authentiques. Aussi n’est-il pas à douter, quand un théologien se serait mis à examiner les choses erronées, débitées dans quelques Loges et à en prouver la fausseté, que, de cent membres il n’y eut pas deux qui ne les auraient rejetées de bon gré.
On enseigne l’Egalité, il est vrai, mais elle n’avait lieu que dans la Loge ; elle commença à l’ouverture de la Loge et elle cessa d’abord que la Loge fut fermée. On doit aussi convenir qu’on y précha la Liberté mais c’était une liberté qui n’avait pas le moindre rapport avec l’Etat, la Religion et les Mœurs. La Tolérance qu’on enseigna et pratiqua n’était rien moins que de l’indifférentisme. Tout ce qu’on voulait dire par là, c’était que l’Ordre devait se contenter si les membres étaient chrétiens, sans se mêler de leur confession particulière ; aussi avait-on défendu toutes disputes sur la religion dans les Loges. C’était un principe général et reçu de tous les partis maçonniques, que l’Ordre ne devait rien contenir de contraire à la religion chrétienne, aux bonnes mœurs, à l’Etat et aux souverains. Il est vrai que dans quelques Loges hollandaises, on a reçu des juifs ; mais cela fut désapprouvé de toutes les autres, étant une loi ancienne et constante, que le nouveau reçu doit être chrétien.
On ne saurait nier que le premier projet pour détrôner l’empereur Pierre III fut conçu dans une Loge et qu’on a formé dans une Loge de Stockolm le premier plan pour rendre la souveraineté au roi de Suède. Mais il faut aussi avouer que l’un et l’autre fut condamné partout comme un abus intolérable et contraire aux principes de l’Ordre. En récompense on peut citer grand nombre d’exemples que, non seulement des particuliers, mais aussi des Loges entières ont fait voir leurs bonnes dispositions pour la Religion et pour l’Etat. Aussi peut-on produire plusieurs exemples que des membres ont été exclus à cause de leur conduite irrégulière et contraire à la morale. Voilà donc un phénomène des plus étranges, qu’un Ordre tel que celui des Francs-maçons eût pu être allié au complot des illuminés si contraire à la maçonnerie et que celle-là eût servi aux Illuminés de véhicule pour répandre partout leurs principes venimeux ; le fait paraîtra incroyable ; mais il est arrivé, comme je m’en vais le prouver après avoir observé qu’on donna un nouveau nom à chacun qu’on reçut dans l’Ordre des Illuminés. Weishaupt le fondateur prit celui de Spartacus et pour faire son Ordre plus ancien qu’il ne l’était il plaça son nom dans la liste de membre sous le n° 776. Pour couvrir mieux les secrets de l’Ordre ; il inventa aussi un chiffre, une chronologie et une géographie particulière, dans laquelle tous les pays et toutes les villes portaient des noms feints ; comme il est à voir dans les ouvrages originaux de l’Ordre découverts après. (Original : Schriften der Illuminaten.)
Pendant l’espace d’environ deux ans l’Ordre des Illuminés était enfermé dans des bornes assez étroites ; il ne comptait en 1776 que cinq membres, outre le fondateur ; en 1775, il en avait quatre de plus, selon la liste de Weishaupt, et en 1778, vingt-trois ; voilà le tout par quoi à la fin de cette année où Zwackh conseiller de la Cour en Bavière, intime de Weishaupt et un des premiers disciples auquel il avait donné le nom de Cato, reçut à Augsbourg le premier avis de la Franc-Maçonnerie par un certain abbé Marotti qui lui en communiqua aussi les grades jusqu’au Maître Ecossais. Zwackh (Cato) en informa d’abord Weishaupt (Spartacus) qui trouva cette découverte si importante qu’il médita dès à présent sur les moyens d’allier son Ordre avec la Maçonnerie. Lui et Zwackh tombèrent d’accord qu’il fallait donner aux membres principaux de l’Illuminatisme appelés Aréopagites, les trois premiers Grades de la Maçonnerie que Zwackh avait obtenus de Marotti, et qu’il fallait établir des loges à München (Athenes) et à Eichstadt (Etzeran) ; que pour la dernière, on devait faire venir de Berlin des Patentes de Constitution, mais que la première devait être la loge principale pour y déposer les secrets de l’Illuminatisme ; ainsi la Maçonnerie, ou tolérée ou privilégiée en Allemagne, devait couvrir l’Illuminatisme et servir en même temps de pépinière, dont on pourrait tirer les membres les plus propres, pour les faire Illuminer, en laissant les autres où ils étaient. Aussi y avait-il plusieurs Illuminés qui se faisaient faire Francs-Maçons dans la loge de Théodore à München qui existait déjà depuis plusieurs années.
Weishaupt voulait faire de la Maçonnerie ce que les Rosecroix et autres Enthousiastes avaient essayé d’en faire auparavant. Comme ceux-là avaient transplanté leur fanatisme dans la Maçonnerie, Weishaupt voulait faire de même de son Système antichrétien et révolutionnaire. Le passage ci-dessus cité prouve qu’avant qu’il fût fait Franc-Maçon, il avait déjà la tête remplie de vues sur la Maçonnerie à l’avantage de l’Illuminatisme. Cependant, l’exécution de ce projet n’alla qu’à pas lents ; jusqu’en 1780 on ne trouve point de traces d’une union de la Maçonnerie avec l’Illuminatisme ; on ne voit pas même qu’on eut fait des tentatives pour cette union. En attendant, les Illuminés firent tous leurs efforts pour répandre leur Ordre, le tirer de la bassesse d’un Ordre d’Etudiants et l’élever à un degré plus haut, savoir à celui d’un Ordre secret tel que la Maçonnerie ; ils en augmentèrent les membres et établirent en divers endroits des loges qu’ils appelaient Eglises. On avait déjà des membres à München, à Eichstadt, à Ratisbonne, à Freisingue, à Banberg, à Salzbourg et à Augsbourg. Aussi chercha-t-on déjà en 1778 de planter l’Ordre à Vienne, ce qui ne réussit que trop.
C’était par là que l’Ordre obtint une étendue plus grande et que Weishaupt trouva les moyens de réaliser le projet qu’il avait formé d’unir la Maçonnerie à l’Illuminatisme. La fureur de découvrir des secrets de faucher pour cela dans toutes les sociétés secrètes, étant montée vers ce temps-là au plus haut degré parmi les Francs-Maçons, il n’est pas étonnant, lorsqu’on apprit l’existence d’une nouvelle société secrète, dont les Illuminés eux-mêmes commençaient à parler peu à peu plus ouvertement et qu’ils vantèrent comme très ancienne (car Weishaupt avait enjoint à tous ses confidents de cacher la nouveauté de l’Ordre), il n’est pas étonnant, dis-je, qu’il se trouva assez grand nombre de Maçons qui se firent Illuminés pour apprendre les prétendus secrets de l’Illuminatisme.
Parmi eux il y avait un certain Baron Knigge, gentilhomme hannovrien. Il n’avait pas pu obtenir un emploi dans sa patrie et quoiqu’il fût admis au service du landgrave de Hesse-Cassel, il n’y put se soutenir à cause de son esprit inquiet et intrigant. Il alla en Haute-Allemagne et séjourna quelque temps à Heidelberg et puis à Francfort-sur-le-Main, où il vivait comme un simple particulier et s’amusait à faire des livres. C’était un homme de talents et d’une activité inépuisable ; il possédait l’art de persuader dans le dernier degré ; il sut représenter toutes choses sous un point de vue sous lequel il voulait qu’on devait les voir. Quoique son style ne fût pas correct, il était pourtant assez aisé et coulant pour plaire aux lecteurs. Par rapport au cœur, aux principes et aux mœurs c’était un sujet entièrement dépassé. Il était orgueilleux, impérieux, ingrat, calomniateur, malin et extrêmement vindicatif. C’était pour lui une bagatelle de sacrifier ses meilleurs amis, si par là il pouvait atteindre son but. Il était rusé, plein d’intrigues et tout à fait sans religion. Pour un certain projet qu’il semble avoir formé, il avait embrassé à Francfort secrètement la religion catholique dont il s’était montré jusqu’alors ennemi juré ; ce qu’il fut aussi après cela ; aussi se rejoignit-il extérieurement aux protestants. Il avait parcouru plusieurs Systèmes des Francs-Maçons, aussi bien que celui des Rosecroix ; il s’était adonné à l’Alchimie comme eux. Enfin il s’était jeté dans le parti de l’Observance stricte ou des nouveaux Templiers, parmi lesquels il obtint la charge de Commandeur et le nom d’Eques a Cygno. Mais ce système tendait à sa fin. Aussi fut-il abrogé l’année d’après, c’est-à-dire en 1781, où celui des Chevaliers bienfaisants ou des Philalèthes fut mis à sa place.
Knigge fit ce que tant d’autres qui n’avaient pas trouvé assez de satisfaction dans l’Observance stricte, avaient fait auparavant ; il regarda partout pour déterrer une autre source de secret lorsqu’il reçut en 1780 la première nouvelle de l’Illuminatisme. Dans ces Eclaircissements dans ses rapports avec les Illuminés qu’il a publiés lui-même huit ans après, il raconte qu’il n’a appris qu’au mois de juillet 1780 l’existence de cet Ordre par le Marchese Costanza (Diomedes) envoyé par les Illuminés de Starcese à Frankfort pour la propagation de leur Ordre et qu’alors il en a été fait membre. Mais comme Weishaupt fait déjà mention de lui dans une lettre écrite dans le mois de février du même an, et qu’il parle de lui comme d’un frère auquel il avait donné le nom de Philo il faut que Knigge se soit trompé dans la date, ou qu’il soit entré à l’Ordre avant qu’il fît connaissance avec Costanza, par un autre chemin qu’il n’avait garde de découvrir à ses lecteurs. Un homme comme Knigge devait bientôt pénétrer l’imposture dont Weishaupt s’était rendu coupable en prétendant que l’Illuminatisme inventé par lui depuis quatre ans, était un Ordre très ancien et puissant. Mais comme les principes et le but de cette invention nouvelle étaient très conformes à sa manière de penser, il ne vit que trop bien à quoi une liaison avec Weishaupt pouvait lui être utile pour ne pas mettre en usage tout ce qu’il avait de talents pour le mal.
D’abord il fut établi un commerce de lettres entre Knigge et les Illuminés en Bavière, pour donner à l’Ordre une forme convenable, Weishaupt ayant fait la sottise d’instituer un Ordre sans en avoir composé les Grades et le Système, comme il fallait. D’où il était venu qu’il y faisait de temps en temps des changements considérables. Il était même trois ans après la fondation encore incertain, s’il ne fallait pas nommer cet Ordre un Ordre d’Abeilles et garder le nom d’Illuminés pour une division particulière. Knigge (Philo) ne laissa pas d’avertir les frères comment ils pourraient obtenir de Londres une Constitution maçonnique quoiqu’il crût qu’il valait mieux de constituer une loge de sa propre autorité sans se soucier ni de la loge de München dont quelques Illuminés étaient membres, ni de la loge anglaise nationale. Cela lui parut d’autant plus faisable que personne, dans la crise où la Maçonnerie était alors, ne savait lequel des Systèmes différents était le vrai et le meilleur. Son avis était d’enter l’Illuminatisme sur la Maçonnerie sans le secours d’autorité quelconque.
Il se mit à perfectionner les Grades que le fondateur avait laissés fort imparfaits, quoiqu’il y eût travaillé toujours. Il fit plus, il commença de faire des recrues pour l’Illuminatisme, au nombre desquelles Mauvillon, professeur et Maître de la loge à Cassel, dont nous dirons ensuite davantage était un des plus remarquables. Knigge fit son affaire si bien et avec tant de chaleur qu’enfin Weishaupt lui-même se plaignit de ce que les réceptions fussent faites non seulement à son insu mais aussi avec tant de hâte.
Bref, c’était à l’activité de Knigge que l’Illuminatisme était redevable d’un grand nombre de membres qu’il avait recueillis dans le pays d’Hannovre de Hesse-Cassel dans les environs du Rhin et du Main, dans le Palatinat et autre part ; les connaissances qu’il avait parmi les Maçons y avaient beaucoup contribué. Il eut l’adresse de surprendre même des théologiens protestants, comme le Docteur Koppe (Acacius) à Gôthingue, le Conseiller ecclésiastique Mieg (Epictet) à Heidelberg, le Professeur Feder (Marcus Aurelius) à Göttingue et d’autres. Il poussa la chose si loin, que Weishaupt même en fut étonné et qu’il s’écria : « Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que les Théologiens Protestants et Réformés, qui sont membres de l’Ordre, croient de bonne foi que les enseignements de l’Ordre sur la religion contiennent l’esprit et le vrai sens du christianisme. Voilà comme les hommes sont faits ! Y a-t-il quelque chose qu’on ne puisse pas leur en faire accroire ! » (v. le supplément des ouvrages originaux des Illuminés p. 78). On fit aussi plusieurs prosélites considérables parmi le Clergé catholique où Knigge travaillait tantôt d’une manière directe, tantôt médiatement. Tels étaient le Baron de Dalberg (Crescens) qui fut élu après Coadjuteur de l’Archevêché de Mayence et son Secrétaire le Conseiller ecclésiastique Paul Kolborn (Chrylippus). Philo fit des recrues même dans les Cours souveraines de Justice de l’Empire, et de Dittfurth assesseur à la Chambre impériale de Wetzlar fut si enchanté de l’Ordre qu’il envoya à Weishaupt un mémoire sur sa vie si détaillé que Weishaupt en fut étonné à un tel point qu’il écrivit à un de ses amis : « Voilà, cela surpasse la Confession générale des Jésuites. Voilà comme on peut persuader les hommes ! » (Supplément p. 27). Knigge se vante lui-même d’avoir gagné pour l’Ordre plus de cinq cents membres (supplément p. 69).
Il n’en resta pas là. Comme il savait que l’Illuminatisme était peu compatible avec la Maçonnerie, dont on avait pourtant besoin pour exécuter les desseins de l’Ordre, et qu’il était difficile de séduire les loges de l’Observance stricte parce qu’elle se souciait peu de secrets, il tâcha de sapper ces loges sous main. Ce fut à peu près dans les mêmes vues qu’il écrivit contre les Rosecroix de tous les partis maçonniques paraissaient les plus religieux. Il écrivit aussi contre les Ex-Jésuites ennemis déclarés de l’Illuminatisme dans les pays catholiques. Il avoue lui-même (supplément p. 101) avoir fait tout ce qu’on avait exigé de lui pour avancer l’Illuminatisme ; aussi a-t-il continué jusqu’à sa mort de publier de semblables écrits à l’avantage de l’Ordre.
Ce fut dans le novembre de 1781 que Knigge (Philo) fit un voyage en Bavière pour s’abboucher avec Weishaupt et avec les Illuminés principaux appelés Aréopagites. On délibéra sur la forme qu’il fallait donner à l’Ordre, sur le Système et les Grades que Weishaupt toujours incertain sur la manière de les arranger n’avait pas encore achevés et sur les moyens de lier l’Illuminatisme et la Franc-Maçonnerie, et d’appuyer les hauts mystères de l’Ordre sur les hiéroglyphes maçonniques. On s’accorda sur tout ; Knigge put esquisser les mémoires de Weishaupt et s’en retourna à Frankfort. Là il travailla le Système entier si bien que s’il faut regarder Weishaupt comme le premier inventeur de cette conjuration exécrable contre la Religion et l’Etat, Knigge doit être considéré comme celui qui a donné la dernière perfection de cet Ouvrage de l’Enfer.
Selon la forme que Knigge avait donnée à l’Illuminatisme, il contenait trois Classes principales. La première était la pépinière, et comprenait le Noviciat et le Minerval. On y avait posé pour fondement les mémoires composées par Weishaupt. Voyez un petit ouvrage qui porte le titre Der ächte Illuminat ; il a paru à Frankfort en 1788 et contient tout ce qui regarde la première classe, mais rien qui puisse servir à pénétrer les desseins de l’Ordre.
La seconde contenait les trois Grades symboliques de la maçonnerie retouchés un peu par Knigge auxquels il avait ajouté encore deux Grades Ecossais dont l’un portait le nom de Novice Ecossais ou Illuminatus Major ; l’autre celui de Chevalier Ecossais ou Illuminatus Dirigens. Le premier se trouve dans le livre que je viens de citer (p. 139), le dernier ne fut publié qu’en 1794 après que les Grades de la troisième Classe, dont nous allons parler ci-après, avaient paru. Il a pour titre Illuminatus Dirigens, oder Schottischer Ritter. On y trouve quelques passages relatifs aux Intentions de l’Ordre mais ils sont ménagés avec tant d’art et de précaution, que celui qui ne savait encore rien des Grades de la troisième classe, n’y voyait pas de finesse. Aussi avait-on ordonné que les membres auxquels on ne pouvait se fier assez pour leur découvrir tout le mystère d’iniquité, devaient rester Chevaliers Ecossais et qu’il fallait les persuader qu’il n’y avait rien de plus dans l’Ordre. Cependant Weishaupt et Knigge ne pouvaient pas s’accorder en tous les points qui regardaient ces prétendus Chevaliers Ecossais.
La troisième Classe fut appelée celle de Mystères. Elle comprenait deux Grades, celui de Prêtre (Presbyter) et celui de Régent (Princeps). Les matériaux en sont de Weishaupt mais c’est Knigge qui leur a donné la forme. Ils furent publiés suivant les Originaux en 1793 dans un livre qui porte le titre : Die Neuesten Arbeiten des Spartacus und Philo in dem Illuminaten-Orden. On y voit le mystère d’Iniquité, tel qu’il est. Tout se réduit au prétendu Cosmopolitisme, tout tend à une réformation du monde générale et totale, c’est-à-dire à un renversement de Religion et d’Etat.
Par rapport à la Religion on substitua au Christianisme le Naturalisme ; et pour tromper ceux qui avaient encore de la vénération pour le nom de Christ et pour le Christianisme, et qui se seraient éloignés en tremblant q’ils avaient vu que pour être Illuminés il fallait rejeter le Christianisme ouvertement, on ne laissa pas d’insinuer que Jésus-Christ lui-même n’avait pas eu d’autre but que de faire valoir la religion naturelle et de la rendre universelle et qu’on exécuterait son plan, si l’on travaillait à la restauration de cette religion, toujours empêchée par les Prêtres qui, par là, avaient donné l’origine à tant de sectes chrétiennes. On avança hardiment que c’était l’esprit du Christianisme et qu’il avait été transmis par le canal de la discipline secrète (disciplina arcani) et de la maçonnerie aux Illuminés, qui pouvaient se glorifier avec raison d’être en effet les seuls chrétiens. Pour prouver ces choses extravagantes et dangereuses, on ne manqua pas de pervertir le sens de plusieurs passages de la Sainte Ecriture et d’interpréter en mal les hiéroglyphes de la maçonnerie. Ce plan fut fait avec tant d’artifice que Knigge lui-même se vanta d’avoir fait un demi Déiste de Chrysippus (Kolborn,Conseiller ecclésiastique et Secrétaire du Coadjuteur de Mayence) sans que celui-ci s’en était aperçu (sic). Si l’on considère les choses de plus près, on conviendra que les moyens qu’on employa dans les cavernes obscures de mystères pour renverser le Christianisme et pour élever le Naturalisme à sa place, étaient plus fins, plus malicieux et plus conséquents que tout ce que le Complot de Voltaire a pu faire, soit en attaquant ouvertement le Christianisme, soit en l’exposant à la risée des hommes faibles ou mal intentionnés.
Par rapport à l’Etat on décria dans les mystères les Gouvernements en prétendant qu’ils n’étaient que l’ouvrage des Usurpateurs comme des plus forts ou la suite de la nécessité, de l’Immoralité et d’autres causes semblable ; mais qu’ils cesseraient d’eux-mêmes dès que le genre humain serait ramené par les lumières qu’on devait répandre et par un Gouvernement général mais purement moral à sa dignité primitive, c’est-à-dire à l’égalité et à la liberté ; qu’on pourrait se débarrasser des Prêtres par la restauration de la religion naturelle qu’on disait être la même que la chrétienne et réunir les hommes dans une seule société en attachant les uns aux autres par les liens de la fraternité et par ce Gouvernement moral ou l’Inspection que l’Ordre prétendit exercer sur leurs mœurs. On soutint que c’était par là que les nations devaient devenir majeures et capables de se gouverner elles-mêmes, de se passer de Princes et Rois et de faire fin au règne de Prêtres et de Coquins, comme on avait coutume de s’exprimer. Si en prêchant le Naturalisme on avait abusé du Christianisme d’une manière abominable, on fit de même dans les sermons qu’on tint sans cesse par la Révolution à espérer dans les Etats. On n’eut pas honte de feindre que Jésus-Christ lui-même avait enseigné une égalité et liberté universelles et qu’il avait voulu que les peuples devaient parvenir enfin à la majorité sans employer pourtant des moyens violents, comme on ajouta pour la forme, la situation dans laquelle on était alors ne permettant pas encore d’user de violence. C’est ainsi qu’on expliqua le mystère de la Rédemption.
Cette Secte infernale avait pris pour fondement de son Système la proposition fausse et dangereuse qu’une bonne intention était suffisante pour justifier et sanctifier chaque action quels que fussent les moyens dont on se servit pour la faire. En conséquence de ce principe les Illuminés se permirent les ruses les plus atroces, pour exécuter les desseins qu’ils avaient formés contre la Religion et l’Etat. Ils placèrent partout leurs créatures et adhérents ; ils décrièrent et calomnièrent tous les Ecrivains qui s’opposaient à leurs desseins coupables ; ils se poussèrent partout; dans l’Eglise et dans l’Etat, ils cherchèrent à s’emparer même de l’éducation de la jeunesse et Knigge avoua de bonne foi que si l’on continuait de la manière qu’on avait commencée l’Ordre commanderait en peu de temps le monde entier. Pour s’informer de leurs principes aussi bien que de leurs démarches, on n’a qu’à lire les ouvrages originaux des Illuminés, le supplément et les nouveaux travaux (Die neuesten Arbeiten) de Spartacus et de Philo.
Quand on veut prendre la peine de comparer tout cela avec les principes et les manœuvres du Jacobinisme en France, on ne pourra pas méconnaître l’harmonie surprenante qu’il y a entre le Jacobinisme et l’Illuminatisme. On se convaincra en même temps que l’Illuminatisme étant le plus ancien a fait naître le Jacobinisme comme nous l’allons expliquer ci-après plus au long.
Tel était cet Ordre à en juger par ce qui est venu à la connaissance du public, tant que Knigge en était membre dirigeant, ce qui fut jusqu’au mois de juillet an 1784. Cependant il est sûr que les Grades de Prêtres et de Régents n’étaient pas les derniers, ils ne contenaient que les petits mystères. Outre ceux-ci il y en avait encore deux autres qui renfermaient les mystères supérieurs qui devaient succéder aux petits. Ces Grades étaient aussi composés comme il est à voir dans une lettre de Weishaupt du 28 décembre de l’an 1784. On ne sait pas encore avec certitude tout ce qu’il contenait ; mais on sait qu’on y apprenait aux Initiés que toute religion positive ou surnaturelle était l’ouvrage de l’imposture. Cela suffit pour juger de ces mystères sublimes et de ce qu’on y enseignait sur l’Etat. Il est à croire qu’on n’y aura pas épargné les Princes et leurs Régences, qu’on avait déjà maltraités dans les petits mystères en appelant les premiers usurpateurs et despotes et les derniers Gouvernements de Coquins. Tout ce qu’on peut assurer comme certain à l’égard de deux Grades des plus hauts mystères, suivant les propres confessions de Weishaupt qui les avait composées, c’est que l’un fut nommé Magus ou Philosophus, et l’autre Rex ; et qu’on les cacha soigneusement en ne les communiquant que de bouche aux Elus sans leur permettre d’en livrer des copies.
Le Magus contenait les principes de Spinoza que la matière, Dieu et l’univers ne faisaient qu’un ensemble ; que toutes les religions sans en excepter la naturelle étaient fausses et rien autre chose que l’invention des imposteurs et des hommes avides de domination. Dans le Rex on avait enseigné ouvertement et sans détour que tous les Rois, Princes et Magistrats devaient tomber absolument comme Usurpateurs et Despotes, que chaque paysan, bourgeois et père de famille était Souverain (ce que les Jacobins, en France, ont imité en attribuant la Souveraineté au peuple) enfin que tous les hommes devaient être ramenés à la manière de vivre qui était en usage parmi les anciens Patriarques (v. Die neuesten Arbeiten des Spartacus und Philo dans l’histoire critique des Grades des Illuminés, qu’on trouve à la fin de cet ouvrage p. 79). Voilà les mystères de cet Ordre dans toute leur étendue !
Depuis son entrée à l’Ordre des Illuminés Knigge avait fait tous les efforts imaginables pour lui attirer plus de membres, surtout parmi les Francs-Maçons. En 1782 il trouva une occasion favorable, non seulement de recruter son Ordre mais aussi de lui procurer une influence distinguée sur la Maçonnerie, de l’imprégner des principes de l’Illuminatisme et de la lui assujettir entièrement ; ce qui était infiniment plus que Weishaupt n’avait osé espérer même dans leur plus grand enthousiasme.
Les francs-maçons s’assemblèrent en grand nombre dans l’été de la même année à Wilhelmsbad près de Hanau sous les auspices de Ferdinand Duc de Brunswick. Là ils abrogèrent le Système de l’Observance stricte dans lequel on assurait que le secret de maçonnerie consistait à savoir que les francs-maçons étaient descendants des anciens Templiers. Selon l’intention du Duc Ferdinand qui depuis quelques années avait des liaisons avec Willermoz, St. Martin Chappe de la Henrière et autres Philalèthes français venus à Wilhelmsbad. On devait mettre à la place de ce Système, alors presque généralement reçu en Allemagne celui de Philalèthes ou Chevalier bienfaisant et le rendre universel. Knigge (Philo) Dittfurth (Minos) et quelques autres, qui étaient déjà Illuminés, s’y rendirent aussi comme Députés dans le dessein d’étendre la puissance de l’Illuminatisme sur la maçonnerie. Quelqu’extravagant et blâmable que fût le Système des Philalèthes à différents égards, parce qu’il menait à la fin à rien autre chose qu’à la Gnosis, la Théosophie et la Cabbala, il aurait pourtant pu servir d’une digue assez forte à l’Impiété illuminatique s’il avait été généralement reçu. Mais cela ne se fit pas et de tant d’assemblées maçonniques tenues en Allemagne pendant l’espace de vingt ans, il n’y en avait pas une, où l’on eût moins fait ou moins réussi. Le Système des Templiers y fut aboli mais on le retint dans beaucoup de loges. On voulut rendre universel le Système des Philalèthes français ; cependant il n’y eut pas peut-être deux loges qui le reçurent. On élut le Duc Ferdinand Grand Maître général et il ne fut reconnu que de fort peu de membres. On voulut supprimer tous les Schismes et toutes les Sectes de la franche-maçonnerie, et elles continuèrent de subsister après cela. En un mot, la confusion devint plus grande qu’elle n’avait été auparavant.
Pour comble de malheur cette assemblée donna lieu à un événement auquel en la convoquant on n’avait point du tout songé ; il se forma une Confédération Eclectique qui parmi les francs-maçons devait être ce que les Eclectiques avaient été parmi les anciens Philosophes. Cette Confédération tâcha de réunir tous les partis les plus différents. Elle voulut qu’on s’en tînt principalement aux trois Grades de la franche-maçonnerie, en abandonnant à chaque individu de combiner avec elle ses idées et de bâtir tels Systèmes qu’ils lui plairaient. Ce fut par là que les Illuminés obtinrent une entrée libre à la maçonnerie. Les individus et les loges qui avaient reçu l’Illuminatisme passèrent dès à présent pour d’aussi bons maçons que les autres ; ils pouvaient comme membres de la Confédération Eclectique entretenir des liaisons étroites avec les maçons de toutes sortes. Voilà ce qui les mit en état de faire des prosélites dans tous les partis maçonniques et de soumettre peu à peu les loges quelconques à l’Illuminatisme. Il ne fallait que quelques ans pour venir à bout de cette Confédération, les deux loges de Francfort-sur-le-Main et de Wetzlar furent les premières à introduire ce Système dont Knigge (Philo) lui-même en était l’inventeur. Au commencement de l’année suivante il écrivit au Conseiller de Cour Zwackh (Cato) favori de Weishaupt avec lequel Knigge avait un commerce de lettres depuis longtemps : « J’ai dessein d’établir un Système de loges confédérées d’en tirer les meilleurs sujets, de prévenir par là l’Observance stricte et de la détruire enfin. » Et ensuite : « Il y va fort de notre intérêt d’introduire une Eclectique à la maçonnerie ; alors nous aurons ce que nous souhaitons. » (Original Schriften Supplem. p. 84, 85, 80.)
Il ne faut pas s’imaginer que c’est une bagatelle peu digne d’attention quand une société secrète s’efforce de disputer le rang à une autre, de gagner un ascendant sur elle et de la déborder enfin pour ainsi dire. Si Knigge n’avait pas conçu et exécuté le projet d’introduire l’Illuminatisme dans la maçonnerie celui-ci n’aurait jamais acquis tant de puissance et tant d’étendue ; jamais on n’aurait vu naître le Jacobinisme en France. Car l’on peut soutenir comme vérité incontestable que quand même la décadence de la religion et des mœurs causée par les soi-disant philosophes, le mauvais état des finances et l’oppression dans laquelle la Nation gémissait auraient amené enfin une Révolution, l’explosion d’une telle Révolution ne serait pas arrivée dans nos jours, et qu’au moins elle n’aurait pas été accompagnée des circonstances terribles que nous lui avons vues, si cette malheureuse inoculation de l’Illuminatisme faite sur la maçonnerie n’avait pas eu lieu.
Pour mieux exécuter ce dessein important Knigge chercha des aides, et il en trouva un des plus actifs et des plus distingués, même à l’Assemblée de Wilhelmsbad, c’était Bode, homme de basse extraction et originaire de Brunswick, où son père, qui avait été soldat, gagnait sa vie à faire des tuiles. Dans sa jeunesse il avait été destiné à être joueur de fifre dans les troupes du Duc ; il apprit ce métier et en obtint un brevet d’apprentissage dans les formes. Comme il montra des talents pour les sciences, il trouva des protecteurs qui l’appuyèrent ; Ainsi il quitta ce métier et s’adonna aux belles lettres. Sans étudier régulièrement il y fit beaucoup de progrès aussi bien que dans quelques langues vivantes. Il traduisit plusieurs livres de l’Anglais, parmi lesquels Tristan Shandy et les voyages sentimentaux de Yorik sont les plus remarquables. Il fut aussi pour quelque temps marchand libraire à Hambourg après s’être marié avec la veuve d’un libraire dont il continua le commerce. Mais après la mort de sa femme il fut obligé de la quitter. Cependant il y avait acquis tant de biens qu’il se vit en état de vivre, n’ayant point de famille. Comme les Allemands sont fort avides de titres il se procura celui de Conseiller d’ambassade du Duc de Weimar et à la fin celui de Conseiller intime du Landgrave de Hesse-Darmstadt. Il mourut au commencement de l’an 1794 à Weimar où il avait passé les dernières années de sa vie.
Cet homme était un compagnon digne de Knigge. Quelque grossier et désagréable que fût son extérieur il trouva pourtant des moyens de s’insinuer partout. Avec les femmes il fit le rôle de bel esprit et de sentiments ; même dans sa vieillesse il était encore le Factotum d’une certaine Baronne de Bernstorf. Tout occupé de son mérite, à la manière de tous les autodidactes et des esprits superficiels, il décida de tout et s’arrogea de donner le ton comme homme d’importance. Ses talents pour l’intrigue et pour la calomnie étaient d’autant plus dangereux qu’avec sa grossièreté il savait affecter une certaine bonhomie. Il haïssait les Princes de tout son cœur ; mais quand il en avait besoin il ne manquait pas de leur faire les plus basses flatteries, qui le plus souvent ne furent pas prises pour telles à cause de la franchise avec laquelle il fit semblant de les proférer. Pour la religion c’était un vrai fanatique ; il était tout zélé pour le Déisme, et par conséquent déjà un Illuminé achevé, avant qu’il se rangeât du côté de cette bande. Il avait été franc-maçon depuis longtemps lorsqu’il embrassa le parti de l’Observance stricte nouvellement introduite au monde maçonnique. Il fut fait Chevalier Templier sous le nom d’Eques a Lilio convallium et parvint à la dignité de Commandeur. Dans cette qualité il assista à plusieurs Assemblées maçonniques où il joua un rôle des plus considérables. Son influence sur les loges dans la Basse-Saxe et autre part était assez grande ; aussi était-il au nombre des députés envoyés à Wilhelmsbad où dans plusieurs Comités il joua les premiers rôles.
Si un homme tel que Bode pouvait être gagné, l’Illuminatisme pouvait espérer de l’emporter sur la maçonnerie, sans parler d’autres avantages qu’il pouvait tirer de son association. C’est pour cela que Knigge qui avait déjà porté plusieurs députés à signer des lettres reversales dans lesquelles ils promirent de n’entreprendre rien contre l’Illuminatisme pendant cette Assemblée, s’adressa à lui pour le faire entrer dans l’Illuminatisme ; ce qui fut fait immédiatement après que l’Assemblée fût finie. Dans un rendez-vous qu’ils eurent à Francfort, Bode se méfia au commencement de cet Ordre et désira des preuves de ce que cette Société ne soit l’ouvrage de la prêtrise et de la stupidité, comme il s’exprima. Il voulut savoir avant tout qu’il n’y avait des Jésuites cachés au fond ; car il avait déjà la fureur de voir des Jésuites partout, comme nous allons faire voir ci-après. Il était facile de lui donner là-dessus les éclaircissements nécessaires. Knigge lui fit présent des trois premiers Grades, savoir du Novice, du Minerval et de l’Illuminatus minor ; il lui donna le nom d’Amelius ou d’Aemilius et lui communiqua bientôt après aussi le Grade d’Illuminatus major. Bode trouva tout cela fort beau et bien solide ; il promit à son tour, si l’on voulait lui apprendre les dernières intentions de l’Ordre contenues et exprimées dans les mystères supérieurs, de vivre et de mourir pour l’Illuminatisme, de lui procurer la prépondérance dans le nouveau Système que l’Assemblée avait cherché à introduire et de faire en sorte que des Illuminés fussent choisis pour directeurs de la maçonnerie et que les loges de l’Observance stricte se devaient fraterniser avec celles de l’Illuminatisme. Enfin il promit de faire part aux Illuminés de toutes les notices qu’il avait recueillies touchant l’Ordre des francs-maçons et des Rosecroix.
On peut bien s’imaginer qu’on n’aura pas balancé de satisfaire les vœux d’un homme, de la part de qui on pouvait attendre tant ; quand même la mission importante qu’on lui donna après ne le prouverait. Aussi voit-on par la préface de l’Illuminatus dirigens publié après cela, que Bode avait bientôt après obtenu une place distinguée dans l’Ordre, celle d’après Weishaupt et Knigge. Dès lors la prédiction de Knigge qu’il avait faite en 1783 commença à être réalisée : « que si l’on voulait se fier à lui, il procurerait à l’Ordre une puissance, à laquelle on ne s’attendrait pas ». Comme Knigge continua de faire des recrues pour l’Ordre et qu’à ce dessein il s’en alla lui-même trouver le Duc Ferdinand de Brunswick et le prince Charles de Hesse-Cassel alors chef des francs-maçons pour les faire donner dans le piège : Bode travailla aussi de tout son pouvoir de sorte qu’outre les loges qui avaient accédé à la Confédération Eclectique et qu’on avait fait accepter des Rituels altere conformes à l’Illuminatisme, la plupart des loges maçonniques qu’il y avait en Allemagne, tombèrent plus ou moins sous la domination de l’Illuminatisme.
Il fallait que les machinations perpétuelles des Illuminés fissent du bruit parmi les francs-maçons, aussi découvrit-on une partie de leurs intentions dangereuses à la Religion et à l’Etat. Knigge s’en aperçut et se plaignit déjà au mois de mars 1783 de ce que les Rosecroix avaient un grand parti parmi les francs-maçons en Schlesig, en Brandenburg, à Ratisbonne et autre part et que par là ils devenaient chaque jour plus dangereux à l’Illuminatisme. La Grande Loge aux trois Globes à Berlin qui depuis plusieurs années avait tenu un rôle considérable dans la maçonnerie vit les progrès dé l’illuminatisme. Pour les arrêter elle s’adressa aux loges de sa correspondance par des lettres circulaires, dans lesquelles elle s’exprima de la manière suivante : « Maudit soit le franc-maçon qui s’avise de saper la religion chrétienne et d’abaisser la maçonnerie noble et sublime jusqu’à en vouloir faire un Système politique. Nous ne disons rien du danger évident auquel on expose la maçonnerie par ces démarches et qu’on armera tôt ou tard le bras séculier contre elle. Loin de nous, malfaiteurs ! » On voit bien par là qu’on ne méconnaissait pas les deux buts principaux que les Illuminés s’étaient proposés, et pour lesquels ils travaillaient sans relâche. Cependant tout cela ne les empêcha pas de continuer leurs opérations.
Mais dans la même année de 1784 un grand orage s’en vint fondre sur eux ; ils furent découverts et poursuivis par la Régence Electorale à München en Bavière. Les Illuminés n’ont pas laissé de reprocher aux Jésuites d’avoir été les auteurs de cette persécution. Si c’est le cas, il n’y a pas de quoi s’étonner, les Illuminés ayant fait tous leurs efforts pour décrier les Jésuites, personne ne saurait nier cela ; Knigge lui-même l’a avoué dans une lettre à Zwackh, où il dit « qu’aux ordres de Weishaupt il a écrit contre les Jésuites et persécuté des gens qui ne l’avaient offensé » ; il promit « de procurer aux Illuminés un parti puissant contre les Jésuites ». (Supplément p. 112, 120.) Jamais persécution n’aurait été plus juste ; car elle fut intentée à un complot qui voulait renverser tout l’Etat et la Religion. Mais les Illuminés n’ont jamais pu prouver l’imputation qu’ils ont faite aux Jésuites. Voilà la vérité telle qu’elle est.
Vers la fin de l’année 1783 le Conseiller de Chambre Utschneider, l’abbé Cosandey, le Conseiller et Censeur Grünberger, l’abbé Kerner et le Professeur Zaupser quittèrent l’Ordre des Illuminés soit qu’ils y furent forcés par leur propre conscience, soit qu’ils craignirent de se compromettre tôt ou tard par leurs liaisons avec cet Ordre de Conspirateurs.
Il est incertain s’ils ont présenté eux-mêmes une dénonciation sur ce complot dangereux à la Régence de Bavière, comme il aurait été de leur devoir. Il suffit d’observer que depuis ce temps-là l’Electeur de Bavière apprit tant de choses touchant les Illuminés qu’il publia le 22 juin 1784 une Ordonnance, dans laquelle il interdit toutes les sociétés secrètes sans nommer les Illuminés. Les francs-maçons à München, où les Illuminés avaient déjà commencé à se nicher, supprimèrent bientôt après cette Ordonnance dans leur loge.
Peut-être tout en serait resté là si en attendant quelques livres qui furent publiés n’avaient pas donné l’occasion de faire de nouvelles découvertes. C’était le Professeur Babo à München qui en fit le commencement.
Il publia encore en 1784 un traité sous le titre Uber Frey-maurer erste warnung (Sur les francs-maçons premier avis) il ne se nomma pas, mais il dit bien des choses désavantageuses aux Illuminés. Ceux-là croyant que c’était l’ouvrage des membres qui avaient quitté l’Ordre leur opposèrent une brochure à laquelle les accusés répondirent vers la fin de l’année. Au commencement de la suivante (1785) ont vit paraître une autre brochure contre les Illuminés, écrite dans un style nerveux ; le Comte Joseph Fossing en était l’auteur. Les découvertes qui furent faites de temps en temps déterminèrent l’Electeur d’ôter non seulement à Weishaupt, déjà connu pour chef des Illuminés, sa charge de Professeur à Ingolstadt par un ordre de février 1785, dans lequel il fut appelé Maître fameux de loges, mais aussi de publier le 2 mars 1785 une Ordonnance plus rigoureuse contre les francs-maçons et contre les Illuminés qui y furent nommés expressément. Ce fut par l’ordre de l’Electeur et de l’Evêque de Freising, München étant de son diocèse que les abbés Cosandey et Kerner furent obligés de faire leur déposition sur la constitution et la forme intérieure de l’Ordre ; le premier le fit le 3 et le dernier le 7 d’août 1785. On reçut par là tant d’avis sur les intentions dangereuses de l’Ordre que la Régence commençait déjà au mois de juin de faire des perquisitions exactes à Ingolstadt, le siège principal des Illuminés ; elles furent continuées à München au mois de juillet.
On aurait dû présumer que les Illuminés eussent été effrayés par ces démarches de la Régence. Mais on voit par une nouvelle Ordonnance de l’Electeur du 16 août qu’ils continuaient leurs manœuvres secrètes et qu’ils faisaient de nouvelles recrues et des collectes ; aussi voit-on par là qu’ils avaient étendu leur influence jusque sur les différents bureaux aussi bien que sur les Cours de justice de l’Electorat et qu’ils y avaient su se procurer un parti prépondérant. Ils poussèrent même l’audace à nier tout ce qui avait été dit contre eux dans des écrits publics et à attaquer même les Ordonnances de l’Electeur. C’est pour cela qu’ils furent menacés dans cette Ordonnance d’amende et d’autres sortes de châtiments et qu’on y promit la foi du secret et des récompenses à leurs dénonciateurs.
Outre les dépositions des abbés Cosandey et Kerner, le Conseiller Utschneider en fit aussi une signée par l’abbé Cosandey et le Professeur Grünberger comme témoins ; elle fut faite devant la Régence et était entièrement conforme aux confessions des deux abbés ci-dessus mentionnés. C’est par là que la Régence reçut un détail exact et sûr des principes, desseins, moyens et ruses dangereuses de la conspiration des Illuminés en tant que les connaissances de ces hommes s’étendaient. C’est une chose fort remarquable, que dans dépositions il était dit qu’alors l’Illuminatisme était déjà répandu non seulement en Autriche, en Saxe et aux Environs du Rhin mais aussi en Italie surtout à Venise, aussi bien qu’en France et même dans l’Amérique. Pour ce qui regarde les pays allemands, la chose est sûre selon ce que nous avons raconté ci-dessus. Pour l’Italie et Venise elle est au moins vraisemblable, la haute Allemagne ayant eu toujours beaucoup de connexions avec l’Italie et surtout avec Venise par le moyen des villes d’Augsbourg et d’Insbruck où les Illuminés s’étaient déjà nichés. Pour la France enfin, il faut que les Illuminés aient eu déjà en 1782 des vues sur elle parce que Knigge dit en juillet de cette année, dans un rapport qu’il fit à Weishaupt : « mon avis est de ne rien entreprendre pour à présent en France avant que d’être débarrassé des affaires qui m’occupent maintenant, je ne saurais exécuter les projets qu’on a faits par rapport à l’Alsace et la Lorraine » (supplément p. 194).
Outre les découvertes faites jusqu’ici par des voies ordinaires, la Providence elle-même sembla vouloir coopérer immédiatement à mettre ce mystère d’iniquité dans un plus grand jour. Un prêtre nommé Lanz, membre du complot et chargé de faire un voyage en Silésie, fut tué par un coup de foudre au mois de juillet 1785 à Ratisbonne, à côté de Weishaupt dont il avait voulu probablement demander des instructions ultérieures comme du chef de la bande. On lui trouva en effet une instruction pour son voyage dans laquelle il lui avait été enjoint de visiter les loges dans les environs par où il passerait et de s’informer de leur constitution et état actuel, surtout si elles connaissaient le Système des Illuminés et quels étaient leurs sentiments sur la persécution des francs-maçons en Bavière.
Cette découverte fut le signal d’une inquisition générale et de la punition de Illuminés. A Ingolstadt on avait déjà destitué de leurs emplois le Grand Juge de la Ville Fischer,le bibliothécaire Drexl et le répétiteur Duschel. On les avait en même temps obligés de quitter la ville ; aussi avait-on relégué le Baron de Frauenburg avec quinze autres étudiants de l’Université. Dès lors, les perquisitions et les punitions devinrent générales. Le Comte Sarcioli et le Marchese Costanza furent démis de leurs charges ; ils obtinrent une pension annuelle à en jouir en Italie, d’où ils étaient et où ils se rendirent en conséquence. Le Chanoine Hertel (Marius) fut suspendu de son bénéfice ; le Baron Meggenhosel Officier dans les troupes de l’Electeur fut congédié. Plusieurs chefs de cette bande tels que le Professeur Bader,le Conseiller de Cour Zwackh,les Barons d’Ecker et de Mongellaz, les Conseillers de Révision de Wernher Berger,les Conseillers de Collège Socher, Fronhöfer et Bücher, l’apoticaire Wörz, le Conseiller de Chambre Massenhausen, l’Ecclésiastique séculier Milbiller à München, pas encore prébendé et quelques-autres de même trempe furent obligés de paraître devant la justice, et après cela ou emprisonnés ou déposés de leurs emplois ; il y en avait aussi qui prirent le parti de se soustraire à la justice par la fuite.
On mit la tête de Weishaupt à prix et donna ordres à tous les officiers commandant dans les pays de se saisir de sa personne aussitôt qu’on pourrait l’attraper. Pour lui, il était alors tantôt à Nuremberg, tantôt à Erlanguen et à la fin à Ratisbonne. Comme il craignait de tomber enfin dans les mains de la justice il se réfugia à Gotha, où il obtint du Duc une pension et le titre de Conseiller de Cour ; c’est là où il demeure encore.
Lorsqu’on visita suivant les ordres de l’Electeur la maison du Conseiller de Cour Zwackh on y trouva un grand nombre de documents originaux fort remarquables et imprimés après par ordre de l’Electeur sous le titre Ecrits originaux de l’Ordre des Illuminés. De même on trouva à une autre visitation faite dans le château du Baron de Bassus à Sandersdorf un gros paquet de documents qui furent aussi imprimés par ordre de l’Electeur sous le titre : Supplément aux écrits originaux de la Secte des Illuminés. (L’électeur de Bavière : Il y avait déjà vingt-cinq ans, le même prince étant électeur palatin et étudiant encore à Manheim un de ses ministres lui proposa de pensionner et d’avoir à sa cour les prétendus grands hommes, c’est-à-dire tous les philosophes du siècle dont il lui offrit la liste, de les pensionner et de les avoir chez lui ; ajoutant combien cela servirait à sa gloire ; plus que Louis XIV, etc. Ce projet plut au prince il y consentait, mais il consulta quelques Jésuites qui lui dirent que tout cela aboutirait à multiplier l’athéisme et à renverser les trônes. Il reconnut l’erreur, et comme il est prince religieux, il renonça à ce projet. Anecdote sûre, je la sais de M. Singerwerfer à qui ce ministre l’a dite lui-même en présence d’un Prince que M. Singerwerfer n’a pas voulu me nommer.)
Les Illuminés qui s’étaient sauvés de la Bavière ou qui en furent exilés et dispersés dans les autres provinces d’Allemagne ne manquèrent pas de relever leur innocence et de colorer leurs méchancetés horribles aussi bien que de maltraiter l’Electeur et sa Régence d’une manière inouïe. Ils n’avaient pas honte de feindre d’avoir offert à l’Electeur leurs papiers, mais qu’il avait refusé de les voir. Cependant on voit le contraire dans leurs propres lettres imprimées après, et il est prouvé que leur intention n’était que de tromper ce Prince par des copies falsifiées, en cas qu’ils fussent forcés de montrer leurs papiers, c’était aussi le but de Weishaupt lorsqu’il publia en 1787 une justification de ses intentions et un Système perfectionné ; il voulait tromper le public. Mais ses propres lettres imprimées dans les Ecrits originaux réfutent sa prétendue justification à chaque page ; et pour ce qui regarde le Système perfectionné, tout le monde le prit pour un ouvrage inventé après pour pallier le Système vrai et antérieur ; aussi n’était-il pas introduit auparavant, comme Knigge lui-même a avoué dans Eclaircissements sur ses liaisons avec les Illuminés, 1788 (Philo’s endliche Erklaerung p. 96). De l’autre côté, il parut peu à peu un grand nombre d’écrits contre les Illuminés, que ceux-ci trouvèrent plus à propos de jouer, en attendant, les opprimés, de se taire et de faire par là oublier les reproches qu’on leur avait faits, et de travailler en récompense sourdement à la conservation et propagation de l’Ordre, que de donner lieu à des découvertes et poursuites ultérieures.
Si tous les Princes allemands avaient daigné faire la même attention à l’Illuminatisme que l’Electeur palatin de Bavière y avait faite, cette bande dangereuse n’aurait pas pu se répandre si loin, ni causer tant de maux qu’elle en a causés après. Le mystère d’iniquité étant assez découvert dans les Ecrits originaux, on pouvait savoir les principes et les intentions de cette Secte ; aussi l’expulsion des Illuminés de la Bavière avait fait assez de bruit. Mais les Princes firent peu ou plutôt ils ne firent rien du tout. Outre les Ordonnances de l’Electeur de Bavière contre les Illuminés on n’en a vu paraître qu’une seule, celle du Prince Evêque de Ratisbonne, publiée le 31 de mai 1787. Tous les autres Princes et Magistrats crurent les sociétés secrètes trop au-dessous d’eux pour s’en informer ; ou ils étaient entourés de gens auxquels il importa de les en empêcher, ou ils étaient déjà gagnés pour cette Confédération exécrable à un tel point qu’ils regardèrent les Illuminés comme leurs frères persécutés, qui méritaient plutôt leur protection que d’être opprimés.
Cela paraîtra peut-être incroyable quand on considère que les Princes devaient voir absolument que les Illuminés étaient leurs plus grands ennemis parce qu’ils s’avisaient de les déclarer tous Usurpateurs et Despotes dont au moins on pourrait se passer aisément et que si la religion dont les Illuminés étaient ennemis jurés était une fois renversée, la chute des trônes y succéderait bientôt, mais malgré tout cela la chose ne laissa pas d’être vraie. Le Duc de Saxe-Gotha était membre de l’Ordre sous le nom de Timoleon et le Prince Auguste, son frère, sous celui de Walther-Fürsh. Voilà pourquoi Weishaupt obtint une pension et un titre de la part du Duc. Le Duc de Saxe-Weimar portait le nom d’Aeschylus, un autre celui d’Aaron. Plusieurs autres Princes régnants ou apanagés étaient de l’Ordre. On sait aussi l’artifice dont les Illuminés usaient quand ils avaient envie d’attraper des Princes. Ils leur présentèrent des Grades faussés, dans lesquels tout ce qui pouvait les offenser était ou omis ou revêtu si bien de certaines maximes et lieux communs qu’ils ne pouvaient pas pénétrer la vérité. Les Princes ayant donné une fois dans le panneau étaient trop jaloux de leur honneur pour se donner un démenti. Les Illuminés savaient bien cela ; encore savaient-ils que la première curiosité étant une fois satisfaite, les Princes se soucieraient peu des choses qu’ils avaient cherché à connaître au commencement avec tant d’envie. C’est ainsi que les Illuminés échappèrent non seulement aux suites fâcheuses, mais qu’ils trouvèrent aussi des protecteurs, sous lesquels ils continuèrent de faire leur métier.
Bien loin qu’après le bannissement des Illuminés de la Bavière cet Ordre eût été dissous, selon le bruit que ses partisans ont fait courir, il fut répandu de jour en jour plus loin ; à quoi l’influence sur la maçonnerie que Bode (Amelius) et Knigge (Philo) lui avaient procurée a sans doute contribué le plus. Il n’y a presque point de ville de quelque importance où les Illuminés n’eussent établi dès loges entières ou du moins augmenté leur Confédération de quelques membres. Ils inventèrent même pour cela un nouveau moyen. Autrefois l’entrée dans un Ordre secret était accompagnée d’une réception formelle, mais ils trouvèrent bon de demander, au lieu d’un vœu formel à la réception, des lettres reversales de la part de nouveaux membres, contre lesquelles on leur envoya les Grades et les instructions nécessaires. C’est ainsi qu’on faisait maintenant les Illuminés!
Knigge quitta l’Ordre le premier de juillet 1784, après lui avoir promis de garder le silence et de ne rien faire de contraire aux intentions de l’Ordre. Il reçut en récompense une décharge remplie de remerciements pour les services qu’il avait rendus. C’était des querelles entre lui et Weishaupt qui avaient donné lieu à cette démarche ; Knigge ne pouvait souffrir personne au-dessus de lui-même et Weishaupt ne voulait point d’égal. Il est vrai que Knigge ne se mêla plus de recevoir de nouveaux membres comme auparavant ; mais il ne cessa pourtant pas de travailler dans les intentions de l’Ordre. Il lui avait été fort utile tant par l’influence qu’il lui avait procurée sur la maçonnerie que par l’engagement de Bode ; il continua de lui rendre de temps en temps des services pas moins importants.
Un certain Leuchsenring du Duché de Deux-Ponts, Inspecteur des Princes de Hesse-Darmstadt et après, Gouverneur d’un gentilhomme à Berlin d’où il fut ensuite exilé parce qu’on l’avait découvert émissaire de la propagande et espion des révolutionnaires en France - ce Leuchsenring était membre de l’Ordre déjà depuis 1781 où il portait le nom de Leveller. Les Illuminés se servaient de lui comme fanatique et grand parleur, qui savait l’art de s’insinuer partout. Ils l’envoyèrent entre autre à Hannovre où il cherchait en vain à engager le Chevalier de Zimmermann et à Neuwied pour y veiller aux intérêts de l’Ordre. Mais ce fut à Berlin où Leuchsenring lui rendit un des plus grands services ; ce fut principalement par son moyen que Nicolaï marchand libraire, Biesler, bibliothécaire du Roi et Gediske Conseiller du Consistoire furent gagnés pour la Confédération des Illuminés. Bode avait déjà des liaisons avec ces trois hommes ; elles devinrent plus étroites et plus fortes par le nœud de l’Illuminatisme.
Nicolaï avait conçu longtemps auparavant le projet de détruire le Christianisme. Comme on y travaillait en France par l’Encyclopédie, Nicolaï fit de même par la bibliothèque allemande universelle qu’il donna au public. Elle s’étendait sur tous les départements de la littérature et comme il y avait parmi les savants qui y travaillaient, plusieurs qui n’étaient pas du Complot cet ouvrage était recommandable à différents égards. Mais pour ce qui regarde la Religion et la Théologie son but ne tendait qu’à frapper peu à peu toutes les doctrines du Christianisme et d’élever le Déisme. C’était Nicolaï lui-même qui en avait fait le plan conjointement avec le fameux Juif Moses Mendelsohn de Berlin. Il n’y suffit que trop, tant par les sophismes qui furent mêlés dans les critiques de livres que par les éloges ou par les reproches qu’on y prodiguait aux auteurs, à mesure que leurs écrits étaient conformes ou contraires au plan de cet Ouvrage. Depuis la Religion chrétienne, en Allemagne, a reçu de rudes secousses. Nicolaï était en même temps libraire, rédacteur, directeur et auteur de la bibliothèque ; aussi inséra-t-il une bonne partie de critiques de sa façon ; il obtint beaucoup de connexions littéraires par le grand nombre de savants qui y travaillaient, et par là une grande influence sur la littérature en Allemagne ; ce qui fut d’autant plus funeste qu’il était homme sans pareil en effronterie, orgueil, fierté, avarice et ruse malicieuse. Il fut agrégé à l’Illuminatisme sous le nom de Lucien ; toute la clique littéraire dont il était chef, fut gagnée avec lui, et la Bibliothèque devint le véhicule par lequel les Illuminés répandaient partout leurs principes et s’emparèrent de la domination sur l’opinion publique. Outre cela ils établirent encore deux autres fabriques littéraires pour le même but ; la première était la Gazette universelle de littérature publiée à Genève et appuyée principalement par les Illuminés de Weimar où Bode faisait sa résidence ; la seconde était la Gazette universelle de littérature de Salzbourg, dont Hübner un des principaux Illuminés était l’auteur et le rédacteur. Les autres gazettes littéraires se mirent peu à peu de leur côté ; ce furent des Illuminés qui les publièrent ou qui y travaillèrent.
Plus, un certain ex-Docteur de théologie, nommé Bahrdt, fameux par sa vie dissolue et par ses impostures et mort à la fin comme cafetier à Bassendorf près de Halle. Illuminé (voyez Philo’s Endliche erklaerung p. 132) et encouragé par Dittfurth (Minos) et d’autres Illuminés, projeta vers l’an 1786 une Union allemande, comme il la nommait, pour mettre tout le négoce de livres dans les mains des Illuminés, de sorte qu’aucun livre, qui n’avait pas reçu l’approbation de l’Ordre, ne devait être imprimé, ni loué dans aucune gazette littéraire, ni lu dans les sociétés ou cercles de lecture dont il y avait un grand nombre en Allemagne et dans lesquels les Illuminés s’étaient glissés secrètement comme directeurs.
Si ce projet avait réussi, le public n’aurait pas vu d’autres livres que dans l’esprit de l’Illuminatisme et l’Ordre aurait acquis l’empire le plus despotique sur l’opinion de la Nation, mais le projet fut découvert de bonne heure (voyez Mehr Noten als Text oder l’Union allemande 1789) et échoua principalement parce qu’on avait mis à la tête un imposteur et fanfaron aussi fameux que Bahrdt. Cependant on fit usage de plusieurs maximes contenues dans ce projet. On établit secrètement un fonds pour dédommager les libraires forcés par les Supérieurs de l’Ordre de supprimer un livre, qu’ils avaient fait imprimer sans les avoir consultés auparavant comme il est à voir dans le Journal de Vienne (Wiener Zeitschrift).
L’influence prépondérante et presque universelle, que l’Illuminatisme avait gagnée sur la littérature devint de jour en jour plus visible. Ses principes dangereux tant à la Religion qu’à l’Etat, furent répandus dans des écrits de tous genres, même dans des Voyages et des Romans, publiés par Bode, Nicolaï, Knigge, Bahrdt et quelques autres ; mais le grand Théâtre de l’illuminisme était les journaux parmi lesquels celui de Berlin commencé en 1784 se distinguait le plus. Les deux Illuminés Biesler et Gedike se nommaient comme éditeurs à sa tête ; mais il y en avait qui restaient derrière le rideau, tels que Bode, Nicolaï et Leuchsenring. Ces cinq hommes en étaient les chefs ; ils avaient fait le projet de faire du bruit par ce Journal tout formé d’après les principes de l’Illuminatisme (voyez la vie de Zimmermann par Tissot p. 98) non seulement dans l’Allemagne mais aussi dans les pays voisins.
Avant que d’entrer dans l’Ordre, Bode avait déjà en tête la fantaisie que les Jésuites étaient cachés derrière la Franche-maçonnerie ; il avait composé un petit traité en langue française sous le titre d’Examen impartial qu’il fit circuler en manuscrit pour répandre cette opinion. Il est incertain d’où lui est venue cette chimère ; si c’est qu’il était devenu mécontent de l’Observance stricte ne pouvant pas par elle parvenir à l’Autorité et aux Prébendes dont il s’était flatté ; ou si c’est par d’autres raisons qu’il a conçu ce soupçon mal fondé. Il suffit de dire qu’il trouva dans les Illuminés après avoir fait leur connaissance, des hommes qui haïssaient les Jésuites aussi bien que lui et que par conséquent Bode trouva fort à son gré. On pouvait se servir de manière différente mais toujours avantageuse à l’Illuminatisme de l’opinion que les Jésuites haïs depuis longtemps des Protestants et décriés parmi les Catholiques ne cessaient pas d’opérer partout et de toutes leurs forces quoique d’une manière invisible.
De tous les partis maçonniques il n’y avait point de plus contraires à l’Illuminatisme que ceux qui, outre les premiers trois Grades, avaient introduit un Système comme les Templiers, les Rosecroix, les Philalèthes et les maçons suédois. Pour les rendre suspects et odieux il n’y avait point de moyen plus efficace, que de prétendre que leurs Systèmes n’étaient rien autre chose que l’Ouvrage des Jésuites, qui les avaient inventés et les dirigeaient encore. On avait formé le dessein d’anéantir la Religion ; pour en venir à bout on se servit de la fausse supposition du Catholicisme et Jésuitisme secret comme d’un remède souverain contre le Christianisme à l’avantage du Déisme. On traita non seulement de superstition catholique les prophéties, les miracles, l’existence des Esprits et des Anges et par degrés tout ce qu’il y avait de positif dans le Christianisme ; mais aussi dépeignit-on tous ceux qui osèrent encore soutenir ces doctrines, comme des hommes faibles et dirigés par les Jésuites même à leur insu.
On voulait dominer par la littérature ; la même supposition pouvait y contribuer ; on n’avait qu’à décrier tous les écrivains qui ne pensaient pas selon le Système de l’Ordre comme adhérents des Jésuites. On voulait ruiner tant le Catholicisme que le Protestantisme en Allemagne ; il ne fallait qu’exciter l’un contre l’autre pour que comme Voltaire dit de la canaille jésuitique et jansénique, la canaille protestante et catholique se dévorassent l’une l’autre à la manière des araignées. Pour cela il n’y avait plus de moyen plus sûr que le prétexte que les Catholiques cherchaient à saper sous main le Protestantisme et que les Jésuites avaient des émissaires partout, même parmi les Protestants. Les Jésuites étant généralement décriés comme ennemis des Princes, même comme Régicides, quel Prince aurait pu deviner que les Ecrivains illuminés, qui écrivaient tant contre les Jésuites régicides, puissent former des desseins contre les Princes eux-mêmes.
Telle était la cabale horrible entamée par ce Complot, dont Bode, Nicolaï, Biesler, Gedike, Leuschenring étaient les chefs. Les voyages de Nicolaï étaient remplis de cris contre les Jésuites et leurs machinations secrètes ; mais le dépôt principal de ces fausses alarmes était le Journal de Berlin. Bode y fournit les traités principaux sur cette matière. Biesler et Gedike les embellissent moyennant la malice, les sophismes et la chicane dont ils étaient maîtres. Plusieurs autres écrivains du Complot appuyèrent cette fausseté ; tels que Knigge lui-même dans sa brochure sur les Jésuites francs-maçons et rose-croix publiée en 1781 sous le nom d’Aloyse Mayer dans laquelle il n’avait fait pourtant que préluder et plus amplement dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la Franche-maçonnerie (Beiträge zür Geschichte des Freymaurer ordens) un certain Recteur Ostertag à Ratisbonne dans sa représentation du Jésuitisme moderne (Darstellung des heutigen Jesuitismus) le Professeur Wunsch à Francfort-sur-l’Oder dans son traité sur les mystères des Hébreux et plusieurs autres qui ne faisaient que répéter ce que les chefs avaient avancé. Bode poussa même les choses si loin qu’il envoya au fameux Bonneville dont il avait fait la connaissance à l’occasion des traductions françaises de l’allemand, que celui-ci donna au public à Londres où il était alors, des matériaux pour procurer d’un autre côté de la foi à cette fausseté. Voilà l’origine de son livre fameux Les Jésuites chassés de la Maçonnerie dont Bode fit après cela une traduction allemande.
On calomnia, surtout dans le Journal de Berlin, plusieurs savants revêtus de charges considérables, et même des Princes et des Princesses allemandes comme Catholiques secrets ; on eut le front d’en nommer quelques-uns. Les gazettiers littéraires alliés aux Illuminés s’exercèrent dans le même ton. Le public allemand surpris par un cri si universel et ne pouvant s’imaginer qu’on pût avoir l’effronterie de répandre un mensonge inventé exprès, crut qu’au fond il y eût quelque chose de vrai et fut trompé ; les Protestants craignirent déjà de retomber sous la domination du Pape ; mais les Illuminés rirent sous cape jusqu’à ce que l’imposture fût assez découverte par les controverses littéraires qui en étaient survenues, et que ce spectre fût enfin chassé par un persiflage ingénieux du théâtre infesté assez longtemps par son apparition.
Quoique le faux bruit sur les Jésuites cessât, les Illuminés continuèrent pourtant à opérer dans le monde littéraire et à disséminer partout leurs principes exécrables sur la Religion et l’Etat, sur les Princes et les Prêtres, pour les rendre méprisables et odieux au Peuple. A l’heure qu’il est, la littérature allemande gémit encore sous la domination despotique et invisible de cette bande infernale, qui ne laisse pas de recommander tout ce qui est conforme à ses sentiments et à ses intentions, et de décrier ou de supprimer tout ce qui lui est contraire. Dans la France même, on n’était pas allé si loin avant la Révolution. S’il n’y a pas moyen d’empêcher ces progrès, on doit prévoir et craindre une Révolution universelle en Allemagne par rapport à la Religion et à la Constitution. Il est vrai qu’elle ira à pas lents, mais elle viendra sûrement pourvu que l’explosion n’en sera pas hâtée par un accident comme en France.
Les Illuminés allemands étaient occupés, comme nous avons vu, depuis 1782 à répandre leur Ordre de plus en plus, à lui procurer une entrée libre à la Maçonnerie pour la subjuguer, à rendre l’influence qu’ils avaient déjà sur la littérature et par conséquent sur l’opinion publique, enfin universelle et à réparer la perte qu’ils avaient faite en Bavière. Après l’orage qu’ils avaient essuyé en Bavière, ils ne prirent rien plus à cœur que la continuation de leurs machinations en secret, pour persuader au monde que l’Ordre n’existait plus. Quoique leurs opérations fussent calculées principalement pour l’Allemagne, la patrie de la Secte, ils ne négligèrent pourtant pas les pays voisins. Il fallait bien étendre les opérations sur les pays étrangers pour venir à bout de la Réformation générale qu’ils avaient projetée et pour procurer à l’Ordre l’empire sur le monde entier.
Dans la Suisse ils avaient déjà en 1782 quelques prosélytes (supplément p. 164). En 1783, ils se mirent à opérer en Italie par le moyen d’Insbrück ; ils avaient envoyé un émissaire exprès à Milan (supplément p. 178-179). Pour ce qui est de l’Angleterre, ils avaient destiné un certain Röntgen, ministre protestant à Petsram dans la Frise orientale, à être envoyé selon la relation de Kröber (Agis) alors gouverneur des enfants d’un Comte de Stolberg à Neuwied, tout droit à Londres pour illuminer les Anglais depuis les pieds jusqu’à la tête.
Aussi avait-on déjà en 1782 des projets sur la France ; mais Knigge conseilla alors d’attendre encore pour quelque temps (supplément p. 194). Enfin on en parvint aussi à bout. Ce fut Mirabeau qui ouvrit le premier à l’Ordre l’entrée en France. Pendant son séjour à Berlin il fit la connaissance des Illuminés de cette ville, particulièrement de Nicolaï, Leuchsenring, Biester, Gedicke, qui lui fournirent plusieurs avis et anecdotes publiés après dans sa fameuse correspondance secrète concernant la Constitution de la Prusse depuis le règne de Frédéric-Guillaume II. A Brunswick il fit la connaissance du fameux Mauvillon alors Professeur au Carolinum, auparavant Professeur à Cassel où Knigge l’avait mené à l’Illuminatisme peu de temps après qu’il y était entré lui-même. Depuis ce temps-là, Mauvillon et Mirabeau entretinrent la plus étroite amitié, de sorte que Mauvillon prit part aux écrits que Mirabeau composa, surtout au grand ouvrage sur la Monarchie prussienne. C’est l’Archi-Illuminé Mauvillon qui a initié Mirabeau dans tous les mystères de l’Ordre. On jugera bien par l’état politique de la France, par les préparations que les soi-disant Philosophes et les bandes de Voltaire et de Rousseau y avaient faites déjà depuis plusieurs années, par le caractère de la nation si sujette à prendre feu et à passer à des extrêmes, qu’il n’y avait point de nation plus propre, avec laquelle on pourrait commencer le grand oeuvre d’une Réformation générale. Si l’on pouvait réussir en France, on pouvait être sûr qu’une nation si vaine, si active et qui surpasse toutes les autres en fait d’intrigues, ferait tous ses efforts pour illuminer, et ce qui est la même chose, pour faire révolter aussi d’autres nations, qui presque toutes aiment à imiter la française.
Il y avait encore une autre raison pour laquelle on pouvait espérer de réussir dans ce projet. L’Illuminatisme ne pouvait ni s’étendre ni opérer avec sûreté, que sous le masque de la Maçonnerie. Aucun pays ne contenait un si grand nombre de francs-maçons que la France, où depuis plusieurs années la Maçonnerie était à la mode. Il y avait 266 loges qui reconnaissaient le Duc d’Orléans pour leur Grand-maître. Outre celles-là il y en avait qui suivaient le système de l’Observance stricte venu de l’Allemagne ; d’autres qui avaient obtenu leur Constitution de l’Angleterre, plus quelques-unes qui étaient du système Philalèthes, dont St-Martin, Willermoz, Chappe de la Henrière et Savalet de l’Ange étaient les chefs, la loge des Amis réunis était la loge principale. Encore y avait-il un grand nombre de loges, ni constituées ni fondées dont les membres ne se rassemblaient que pour des réceptions et pour la célébration de la St-Jean. Quelle masse énorme ! Que ne pouvait-on en espérer si l’on trouvait moyen d’y mettre le levain de l’Illuminatisme pour produire une fermentation. Et qu’il était facile de faire cela insensiblement, le nombre de loges et de francs-maçons étant si grand ! Ce projet fut encore facilité par les circonstances. Il n’en était pas de même de la maçonnerie française comme de l’allemande et de l’anglaise. Les Anglais se tiennent fermement à leurs trois Grades ; ils ne passent par autre. Les Allemands avaient bien reçu quelques Grades de plus mais en même temps ils n’avaient pas manqué d’établir des Systèmes fixes. Aussi ne permettaient-ils ni changements, ni additions. Les principaux étaient celui de l’Observance stricte et celui de Rosecroix. Voilà pourquoi les Illuminés étaient ennemis déclarés des Rosecroix. Pour l’Observance stricte, ils ne cessaient pas leurs intrigues jusqu’à ce qu’ils l’avaient ruinée et introduit la maçonnerie éclectique, qui permettait un espace libre à leurs machinations. Mais c’était toute autre chose en France. Si l’on excepte un petit nombre de loges en France qui avaient leur Constitution de l’Angleterre, ou qui suivaient le Système de l’Observance stricte, il n’y en avait pas une qui eût suivi un Système ferme et solide. Chacune permettait l’introduction de nouveaux Grades et de nouveaux mystères. C’est pourquoi le Duc d’Orléans avait fait mettre sur la porte de la loge du Contrat Social, dont il était Grand-maître et qui s’assemblait dans la rue Coq héron, cette inscription : chacun y porte son rayon de Lumière ! Même le Système des Philalèthes souffrait des changements et des additions. La loge des Amis réunis s’était faite la loi de recueillir tous les Systèmes maçonniques qu’on pourrait trouver, pour essayer s’il n’était pas possible de faire avec le temps de ces Systèmes différents un Tout proportionné et harmonique.
Outre cela la loge des Amis réunis ayant été mise au ban et ne voulant pas avoir pour ennemie la loge principale à laquelle le Duc d’Orléans présidait, s’était vue dans la nécessité de se soumettre.
Telle était la situation de la maçonnerie en France. Les Illuminés allemands la connaissaient fort bien aussi connaissaient-ils l’esprit de la Nation et son état actuel par rapport au gouvernement, à la religion et aux mœurs. Ils pouvaient être sûrs qu’on ferait bon accueil à l’Illuminatisme ; ainsi le projet que Mirabeau et Mauvillon avaient fait d’illuminer la France et que Bode avait aussi embrassé, fut applaudi généralement. Les temps dont Knigge avait parlé lorsqu’il avait dissuadé de ne rien entreprendre en France, étaient passés ; aussi Knigge n’était plus de la direction de l’Ordre. On résolut donc d’envoyer deux Apôtres en France. Quelques hommes de qualité et riches, membres de cette belle Confédération furent persuadés de pourvoir aux frais du voyage. Pour cette ambassade, il fallait des hommes parfaitement bien initiés dans tous les mystères de l’Ordre ; des Enthousiastes tout prévenus de ses projets, des intrigants bien versés dans tous les artifices de la Société ; des rusés capables de se donner l’air de bonhomie et qui en même temps n’étaient empêchés de se charger de cette mission importante, ni par leur situation, ni par leurs familles, ni par leurs emplois. Le choix tomba sur le cher frère Bode lui-même ; on lui donna un adjudant dans la personne du Capitaine von den Bussche, favori de Knigge qu’il avait engagé à l’Ordre déjà en 1781 et l’honora du nom de Bayard. Tous les deux partirent pour Paris en 1787 munis de lettres de recommandations de la part de l’Ordre. Ils commencèrent leurs opérations honnêtes suivant le conseil de Mirabeau dans la loge du Contrat Social. Le Maître en chaire était alors un certain de Leutre ; cet homme n’était ni plus ni moins qu’un franc aventurier qui, à Avignon où il demeura auparavant, s’était si brouillé avec la Justice qu’elle se vit dans le cas de le condamner à y être pendu. A quoi il avait pourtant le bonheur d’échapper, on ne sait pas par quel moyen. Il s’en vint à Paris pour chercher aventures ; il était assez heureux d’y trouver une place, celle de Mouche de La Palice. Mais son occupation principale était la maçonnerie. C’est par là qu’il fit la connaissance du Marquis de Chabannoïs, de Bignon, Bibliothécaire du Roi, du Comte de Balbi, du Marquis de la Salle, qui lui confia la direction de sa fabrique de faïence à St-Denis où le Marquis perdit de grandes sommes pendant que de Leutre en gagna autant et de plusieurs autres qui se flattaient d’apprendre bien des secrets par son moyen et auxquels de Leutre estorqua beaucoup d’argent ; et enfin du Duc d’Orléans lui-même. Sous les auspices de cet homme intrigant on érigea la loge du Contrat Social, pour l’inauguration de laquelle la chanson célèbre Chantons du Sage le vrai bonheur, fut composée et mise en musique. De Leutre étant regardé comme possédant tous les secrets maçonniques fut fait Maître en chaire dans cette loge dont le Duc d’Orléans était Grand-maître, lequel voulait bien être regardé comme chef de tous les maçons français.
Le Système que cette loge avait eu jusqu’alors ne différait que peu de celui qui régnait dans la plupart des loges françaises, quoique de Leutre l’eût embellie de quelques rêveries magiques, théosophiques et cabbalistiques de sa façon. Les principaux membres de cette loge, outre ceux que j’ai nommés ci-dessus étaient le marquis de La Fayette, Eprémenil, le Duc d’Aiguillon, l’abbé Fauchet, l’abbé Bertolio, Bailly, Sieyès, Morel, Menou, St-Fargeau, Mirabeau, Bonneville, Desmoulins, Danton, le Chartreux Dom Gerles, Cerutti et Robespierre dont pourtant quelques-uns y avaient accédé après ceux-là. Il s’entend que les deux Apôtres allemands ne communiquaient pas leurs secrets importants à toute la loge assemblée ; on décerna une commission des Elus exprès pour cela. On entra dans des négociations formelles et les Envoyés ne manquaient pas de faire rapport à leurs illustres Commettants, presque chaque jour de poste, des progrès de ces négociations. En effet, elles duraient plus longtemps qu’on n’avait pensé d’abord. Les Envoyés étaient obligés de rester encore quelque temps à Paris sans avoir reçu le passeport pour leur départ. Ainsi, ce fut la loge du Contrat Social qui reçut la première les secrets de l’Illuminatisme par les deux Apôtres allemands. On croira peut-être qu’un Système tel que celui des Illuminés n’ait pas trouvé l’entrée dans une loge qui s’était occupée jusqu’ici à des choses bien différentes. Mais qui ne sait que les hommes aiment à passer d’un extrême à l’autre et combien il est facile aux Français de faire un tel pas ! Il était de la curiosité dans tous les francs-maçons de ne pas laisser passer une occasion si favorable de faire de nouvelles découvertes sur des mystères inconnus. Aussi y était-on assez préparé et les Envoyés étaient pourvus de tout ce qui pouvait procurer un accueil favorable à leurs propositions. On peut bien croire qu’ils n’auront pas manqué de donner à leurs prosélytes une grande idée du pouvoir dont l’Ordre jouissait déjà en Allemagne. On peut s’en convaincre si l’on veut bien considérer, entre autres choses, que le Duc d’Orléans, après que la Révolution en France avait déjà éclaté, exhorta les frères allemands par Mauvillon et par des lettres circulaires formelles, d’appuyer la Révolution française. Bref, on réussit si fort dans ses projets, que cette loge changea ses mystères en ceux de l’Illuminatisme, qu’une amitié étroite fut nouée entre les frères allemands et français, et que les Envoyés allemands s’en retournèrent après la satisfaction d’avoir parfaitement bien exécuté les ordres de leurs Supérieurs illustres.
Le Système qui depuis régna dans cette Loge nouvellement illuminée était précisément celui des Illuminés en Allemagne. Liberté et Egalité étaient aussi ici les grands mots qui comprenaient tout le Système in nuce. Suivant lui, toute religion positive n’est que mensonge et imposture, inventée exprès par les Prêtres, tant pour se procurer des prérogatives et du pouvoir, que pour appuyer le despotisme des tyrans, pour l’amour de quoi les Rois et les Prêtres s’accroissent toujours. Rien au contraire n’est beau, sain et divin que la Raison humaine. Toute religion prétendue révélée n’étant que du Non-Sens, tout pouvoir ecclésiastique n’est qu’une usurpation injuste et dérogeante aux Droits de l’homme. Il faut absolument délivrer le genre humain de cet empire de l’imposture. Voilà le premier but de l’Ordre ; pour y atteindre la première chose à laquelle il faut s’obliger par serment, c’est la haine du Culte quelconque. Les Rois ne sont pas moins usurpateurs que les Prêtres ; ils se sont emparés des droits des peuples tant par la ruse que par la force, ils ont précipité le genre humain dans le plus rude esclavage en se faisant des tyrans. Outre ce que les Prêtres ont contribué à affermir cette usurpation, on a inventé les différentes classes dans la Société civile, surtout la Noblesse pendant que la Prêtrise a persuadé aux Nations que les Rois tiennent leur pouvoir de Dieu, quoique ils ne doivent leur existence qu’à la Nation et au Contrat social, et qu’il faut obéir aux Tyrans quoi que ce soit une loi naturelle, sainte et inviolable de résister à la tyrannie et à chaque pouvoir injuste. La Noblesse a appuyé ces doctrines des Prêtres par des faits ; elle est devenue la garde des Tyrans ; elle les a secourus et affermis dans l’usurpation et dans le destructisme. Tous les hommes sont naturellement libres et égaux ; personne ne saurait aliéner ces droits nés avec lui, il n’existe donc aucune souveraineté vraie et légitime que dans le peuple, elle est le partage de chaque individu aussi bien que de la nation encore. C’est par conséquent le premier et le plus sain de tous les devoirs que de s’opposer à tous ceux qui s’avisent d’arracher aux hommes ses droits naturels et inaliénables, et de faire insurrection pour les recouvrer. Voilà le second but principal de l’Ordre ; il tend à la destruction de la domination des usurpateurs et despotes, et à la restauration de la liberté et égalité universelles. C’est pour cela qu’on jure une haine éternelle aux Rois.
Il est vrai qu’on ne niait pas que l’Ordre avait aussi bien le dessein de régner ; mais on prétendait que sa domination ne serait que spirituelle. Ce ne sont pas des provinces qu’il veut conquérir, c’est l’esprit humain ; il ne veut pas régner sur les hommes, mais sur les opinions, et cela par la seule raison pour parvenir par là à détruire le règne de l’imposture et de la violence, d’instruire les hommes sur leurs droits, à les rendre libres et majeurs, et si cela peut être exécuté partout, à régénérer le monde entier. C’est le but général qui renferme tous les autres ; cette régénération ne saurait être faite et achevée que par l’abolition du Christianisme, par l’introduction de la religion de la Raison, par le renversement des Trônes et par la fondation d’une République universelle.
Tels étaient les principes de la loge du Contrat social tiré de l’Illuminatisme. Les maximes et les règlements que cette loge avait adoptés étaient puisés de la même source. Chaque membre veillait sur l’autre ; chacun était l’espion de tous les autres. Les Supérieurs demandaient et recevaient des rapports exacts et circonstanciés du nom, de l’âge, de la demeure, de la qualité, des biens et de toutes les autres relations possibles de chaque membre. A la réception On s’obligea à une obéissance la plus rigide et entièrement aveugle. On donna à l’Ordre le droit de punir par la mort la moindre infidélité ou trahison qu’on pourrait commettre. On poussa la folie si loin qu’à la réception on renonça à toutes les autres relations et à tous les liens par lesquels les hommes sont attachés à leurs pères, mères, frères, sœurs, femmes, enfants, supérieurs, subalternes, etc. En cas que l’un ou l’autre viendrait en collision avec l’Ordre et ses intentions, on promit de lui tout sacrifier.
Tout cela paraîtra peut-être invraisemblable, mais l’histoire de la Révolution française en fournit des preuves incontestables tirées des faits. C’est dans l’Illuminatisme qu’on trouve la dernière source de l’Enthousiasme qui fut porté si souvent jusqu’à la fureur et que bien des gens ne pouvaient pas comprendre. Mais comme les Français avaient toujours accoutumé de faire des changements de leur façon dans la maçonnerie, ils firent de même dans l’Illuminatisme, soit que la réception aux mystères supérieurs qui était en usage parmi les Illuminés d’Allemagne, leur paraissait trop sèche ou pas assez brillante ou imposante ; soit qu’ils ne voulaient pas hasarder de rejeter entièrement les Grades qui avaient été à la mode parmi eux auparavant ; soit qu’ils cherchaient de rapprocher l’Illuminatisme encore plus à la maçonnerie, si conforme à leurs intentions, en transplantant quelques-unes de ses cérémonies dans l’Illuminatisme, ils se mirent à embellir la réception aux mystères supérieurs des Illuminés par des cérémonies déjà usitées dans quelques Grades de la maçonnerie française. Le Grade d’Elu y était le plus propre. Dans quelques loges, la réception à ce Grade était accompagnée des cérémonies suivantes : en prêtant le serment on mit le pied droit sur une couronne de bois cassée et couchée sur la terre ; dans la main droite, on tint un poignard pour l’enfoncer dans une couronne mise sur l’autel. En général, tous les Elus juraient de venger la mort de Molay, ce malheureux Grand-maître des Templiers que Philippe le Bel avait fait brûler ; il était facile d’appliquer cela à tous les autres rois qu’on avait accoutumé de nommer indistinctement Tyrans et usurpateurs. Il y a encore d’autres variations que les Français ont faites dans les cérémonies extérieures et accidentelles et introduites ici et là pour faire impression par un appareil extérieur sur ceux que le raisonnement sec et purement philosophique n’aurait pas enthousiasmés assez.
Personne ne trouvera incompréhensible, qu’un Prince du Sang eût pu s’abaisser jusqu’à se faire membre d’une bande et Grand-maître d’un Ordre, qui voulait renverser tous les trônes, anéantir tous les états différents établis dans les Nations, et fonder un gouvernement du Peuple et une république universelle. On n’a qu’à considérer que le Duc d’Orléans haïssait mortellement la maison royale et que selon les protestations de Knigge très bien fondées qu’il y avait des Princes allemands régnants et appanagés dans cette Confédération. En France, on ne fit pas même usage de l’artifice dont on se servait en Allemagne pour attraper les Princes, en leur cachant les mystères supérieurs. Orléans et Mirabeau furent initiés sans réserve dans tous ces mystères ; cependant ils ne laissèrent pas de se dévouer entièrement à l’Ordre. Leur but prochain était de renverser le Gouvernement subsistant alors ; ils se flattaient que les temps où l’on pourrait aviser d’établir une République, qui en effet aurait trompé toutes leurs espérances étaient encore trop éloignés pour qu’ils dussent craindre quelque chose de ce côté-là. C’était pour cela qu’ils ne manquaient pas d’appuyer de toutes leurs forces les projets de la régénération.
L’Illuminatisme étant une fois devenue le Système régnant de la loge du Contrat social, s’étendait bientôt plus loin. Aussitôt que Bode et Von den Bussche avaient révélé les mystères de l’Illuminatisme à cette loge, on y institua un comité secret politique ; on fit de même dans toutes les autres loges du royaume alliées avec celle du Contrat social, ou comme sœurs ou comme filles. Il est facile de juger par là quelle masse énorme de gens a dû être infectée des principes révolutionnaires et comment il a été possible que ces principes se sont répandus dans tout le royaume avec tant de vitesse et si généralement. Il y en a qui croient que cette propagation si subite et si universelle tienne du miracle ; ou qu’elle soit du moins l’effet d’un accord général de tous les habitants du pays produit par la mauvaise administration de l’Etat. Mais il est clair que ce n’est ni l’un ni l’autre. On ne doit cela qu’à l’Illuminatisme répandu par le moyen de la maçonnerie partout avec sûreté sans que cela causoit du soupçon qui aurait été inévitable sans le secours qu’on tirait de la maçonnerie.
Ce fut de ces loges illuminées dispersées dans tout le royaume et principalement de ces comités politiques établis dans leur milieu, que les Clubs publics, connus après sous le nom de Jacobins, sortirent tout d’un coup, lorsque le projet de la Révolution, formé dans la loge du Contrat social et dans son comité secret et politique, avait été réalisé le 14 juillet 1789. Les chefs de ces Clubs étaient initiés dans les mystères de l’Illuminatisme ; ils étaient membres des Comités établis dans les loges et soumis à la direction spéciale des illustres Supérieurs de l’Ordre. Le but qu’on s’était proposé en instituant ces Clubs était de se procurer pour l’exécution des projets formés par lesdits Supérieurs, plus de bras et de gagner même ceux auxquels on ne trouvait pas à propos de découvrir tout le mystère d’iniquité. Les Clubs devaient être pour l’Illuminatisme ce que les confréries et les affiliés étaient pour quelques ordres monastiques et principalement pour les Jésuites que Weishaupt avait pris pour le modèle de son Ordre à ce qu’il a assuré lui-même.
Le Jacobinisme était donc l’enfant véritable et immédiat de l’Illuminatisme et quoi qu’on ne puisse dire de tous les Jacobins qu’ils eussent été faits Illuminés par une réception formelle, étant pour la plupart de simples affiliés, ils en étaient pourtant descendus ; ils avaient des liaisons étroites avec eux, ils agissaient selon leurs principes et sous leur inspection. On s’est efforcé de nier cette origine et cette connexion, surtout depuis que les Jacobins se sont rendus odieux. Mais outre que les premiers et les principaux prosélytes de l’Illuminatisme dans la loge du Contrat social, ci-dessus mentionnés, se sont montrés après comme Jacobins zélés, l’opinion générale de tous les gens bien informés, c’est que les Illuminés et les Jacobins ne font qu’un même Ordre. Quel appui, dit l’auteur du Cri de la raison et de la politique publié en 1795.
Après que les Jacobins avaient produit dans le petit Etat de Genève autrefois si heureux, une régénération souillée de sang, de rapine et de crimes atroces, on n’apprit que trop par cette expérience effrayante, que les Jacobins et les Illuminés ne faisaient qu’une Secte. La Révolution présente de Genève disent les auteurs de la brochure Le sort de Genève ne doit son origine qu’au Jacobinisme, c’est-à-dire à ce parti qui en France et autre part porte le nom de Jacobins, en Allemagne celui d’Illuminés ; c’est une ligue qui tâche de renverser toutes les sociétés civiles et religieuses et de substituer à leur place le paganisme, la justice de brigands et toutes les horreurs d’une anarchie de démagogues. Aussi les Auteurs dépeignent les principes, les buts et les moyens des Jacobins tels qu’on les connaît aux Illuminés par les Ecrits originaux et les travaux nouveaux de Spartacus et de Philo de sorte qu’on ne saurait méconnaître le parentage qu’il y a entre les Jacobins et les Illuminés. Sans alléguerce qui est dit là-dessus dans les deux ouvrages Le Tombeau de Molay et la Conjuration d’Orléans dont l’essentiel est fort vrai, quand même il y aurait quelques fautes inévitables, pour tous ceux qui n’ont pas été illuminés eux-mêmes ; sans alléguer ce que Mercier a fait insérer sur ce chapitre dans une des dernières feuilles de la Quotidienne du 21 novembre 1795 ; enfin sans alléguer ce qu’on trouve sur cette matière dans l’état réel de la France et dans l’Histoire de la République française par Desodoards, je me contente de citer le témoignage de l’auteur d’un livre intitulé L’abomination de la désolation, qui dit que dans l’Assemblée Nationale Constituante on a déjà bâti sur le fondement posé dans les loges maçonniques. C’est-à-dire sur le principe chimérique d’une liberté et égalité universelle qui était, comme on sait, le mot des loges éclectiques et illuminées. Ce témoignage a d’autant plus de poids que l’auteur a été lui-même franc-maçon, membre de ces loges et témoin oculaire des procédés des Jacobins dans l’Alsace. Même à Paris on n’avait garde en 1790 de déguiser la connexion entre les Jacobins et les Illuminés de l’Allemagne ; les Jacobins de Paris s’avisaient au contraire, pour appuyer les nouvelles doctrines et les desseins fondés sur ces doctrines, de promettre à leurs disciples l’assistance des illuminés allemands ; sur quoi on trouve un passage remarquable dans la préface composée par La Metterie pour le Journal de Rozier en 1790.
Tout homme impartial qui voudrait bien comparer les principes, les maximes, les manières, les actions et les moyens jacobins avec ceux des Illuminés, ne manquera de s’apercevoir de la plus grande conformité ; aussi ne doutera-t-il pas de l’affinité qu’il y a entre ces deux Sociétés. Qui plus est, celui qui a été jamais dans une loge maçonnique ne s’étonnera pas peu s’il assiste à un Club de Jacobins de trouver une si frappante conformité de l’une à l’autre pour les arrangements extérieurs. On demande la parole ou la permission de parler, on commande le silence dans le Club de la même manière que dans la Loge. Cette conformité s’étend jusqu’à des bagatelles ; et il est impossible de méconnaître que les Clubs des Jacobins ont pris le costume de loges pour modèle. Aussi les Jacobins n’ont pas manqué de faire gloire de cette parenté ; ils l’ont publiée eux-mêmes en plusieurs occasions ; ils ont fait mettre sur la marge des Ecus français battus pendant leur règne, entre les mots la Nation et la Loi, d’un côté, le bonnet de Jacobin, et de l’autre le niveau de Franc-maçon.
L’étincelle allumée dans la loge du Contrat social et communiquée par elle aux autres loges alliées n’eut pas plutôt causée un embrasement général, qu’Orléans Grandmaître français en fit part aux Illuminés allemands. Il leur adressa des manifestes dans lesquels il les excita d’appuyer la Révolution française, de lui procurer des amis et des partisans et d’enflammer les autres pays autant qu’ils pourraient. Le colporteur de ces manifestes fut Mauvillon, lieutenant-colonel à Brunswick, Illuminé fanatique et effréné ; le même qui avait conduit Mirabeau à l’Ordre, comme nous avons raconté ci-dessus. Mauvillon fit plus, il projeta un plan de révolution détaillé exprès pour l’Allemagne ; il le fit discuter dans plusieurs loges maçonniques aussi bien que dans les Clubs des Illuminés. Mais comme le flegme des Allemands ne prend pas aisément feu, et que dans un Etat divisé en tant de Provinces liées à la vérité mais pourtant indépendantes les unes des autres, une révolution générale n’est pas si facile qu’elle était dans la France, ce projet échoua.
Cependant, les Illuminés ne laissèrent pas de secourir de tout leur pouvoir leurs frères français qui avaient entrepris l’aventure avec tant de succès. On vit paraître des Ecrivains, des gazettiers et faiseurs de brochures innombrables, qui se piquaient de défendre la Révolution française, de la recommander et de décrier les malheureux émigrés comme des gens indignes de toute foi et de protection. Il y eut même des Universités allemandes, comme celle de Iéna, où l’on exposait aux étudiants la Constitution française dans des leçons publiques, pour leur faire goûter cette forme de gouvernement. Les opérations de cette bande, dans les Cabinets et principalement dans les Armées pendant la guerre, sont encore cachées sous un voile épais ; mais on ne saurait méconnaître qu’elle a eu une grande part aux événements singuliers et aux trahisons, fréquentes et sans exemple qu’on a vues pendant le cours de la guerre. Dès le commencement, c’était le but de l’Ordre d’enflammer la rébellion non seulement dans un seul royaume, mais de renverser la Constitution politique et la religion de tout pays, ou de commander le monde, pour parler le langage de l’Ordre. Les Illuminés allemands avaient imité en plusieurs points la forme de l’Eglise Catholique et de ses Ordres monastiques, surtout celle des Jésuites ; les Français firent de même. Comme il y avait depuis longtemps des Religieuses Bénédictines, Carmélites et autres, on commença aussi en France où le sexe est naturellement porté à l’intrigue de faire des Illuminées. Il est incertain si la Roland, la Pastoret, la Staël, fille de Necker, femme célèbre dans la Révolution, étaient du nombre ; mais il est sûr que la fameuse Théroïgne de Méricourt et la prophétesse Labrousse en étaient. Cependant, cette invention n’est pas tout à fait nouvelle et propre aux Français. Il y a longtemps qu’on a eu une maçonnerie de Dames ; et Zwackh (Cato) aussi bien que Dittfürth (Minos) avaient fait le projet, immédiatement après la fondation de l’Illuminatisme, d’établir en Allemagne un Ordre de femmes en sa faveur. Mais ils n’y réussirent pas.
Une invention propre aux Français, c’était l’institution de la Propaganda. L’Auteur en était le fameux Abbé Fauchet, appuyé par Bonneville. Elle était divisée en plusieurs départements destinés pour les différents pays, où l’on voulait opérer, allumer et répandre le feu de la Révolution. Chaque département avait son centre, d’où toutes les opérations sortirent, et où tous les rapports sur ce qu’on avait fait ou appris se réunirent. Le département pour l’Allemagne était à Strasbourg, le Centre en était le fameux Dieterich, guillotiné après. Voilà d’où il est venu que les opérations pour révolutionner Mayence ne sont pas sorties originairement de l’Allemagne, comme on pourrait être tenté de croire, mais de Strasbourg, où le fameux Stamm les avait commencées et d’où on dirigeait la somme énorme de trente millions par an à faciliter les opérations de la propaganda ; quand même on s’aviserait de douter s’il est vrai que selon les Mémoires de Dumouriez qui était à la portée de tout savoir, on a destiné (de telles sommes), il n’est pourtant pas à douter, que la propaganda a envoyé bien des Emissaires dans les pays voisins, que ceux-ci ont coûté beaucoup d’argent, et qu’ils n’ont été que trop heureux dans leur mission.
Les Illuminés allemands ont rendu un témoignage assez clair de leurs liaisons avec ceux de la France, lorsqu’ils ont secouru leurs frères français d’une manière réelle et frappante, à l’invasion faite par Custine en 1792 dans l’Allemagne. Depuis plusieurs années, il y avait des Illuminés à Mayence du nombre desquels, outre Benzel, Hauser, Haupt, Kolborn, étaient Dorsch, Blau, Hoffmann, Wedesrind, Forster, Eickemeyer, Metternick, Luk, Ninis et autres, devenus célèbres par la Révolution. Le Gouvernement n’avait pas daigné faire attention à eux, croyant peut-être que le bruit sourd qui courait sur leurs desseins n’était que l’effet de l’envie, ou bien du mécontentement des nouveaux arrangements de l’Electeur. Il est plus que vraisemblable que personne n’osa informer l’Electeur de cette secte dangereuse, parce qu’on savait que son successeur présomptif, le coadjuteur de Dalberg était lui-même membre des Illuminés parmi lesquels il portait en effet le nom de Crescens et qu’il ne manquerait pas de les protéger. Les Illuminés de Mayence avaient conféré pendant l’espace d’un an et davantage avec la propaganda de Strasbourg, sur les moyens de secourir les Français dans le cas d’une invasion à faire dans l’Allemagne, et de leur faciliter la prise de cette forteresse importante. Lorsque Custine s’approcha des frontières avec son Armée, les Illuminés de Spire et de Worms, parmi lesquels le ministre réformé Endeman, le Syndic Petersen (Bélisaire), le chanoine Schweickhard (Cyrillus Alexandrinus) son frère (Maximilien Fredro) un certain Köhler, Jansson (Lucius Apuleius) Hutten (Virigilius) et le chanoine Winckelmann jouaient les rôles principaux, envoyèrent une députation formelle à ce Général. Ils s’annoncèrent comme les organes d’une grande société qui avait les mêmes sentiments que les Révolutionnaires en France ; ils l’exhortèrent de pénétrer dans l’Empire, en lui promettant une assistance puissante. Ils tinrent parole ; par leurs agents et par les adresses qu’ils distribuaient partout, ils prévinrent le peuple contre le gouvernement en faveur des Français ; par de faux bruits qu’ils répandaient parmi le peuple, ils augmentèrent le bruit de mécontents, d’espions et de traîtres ; enfin ils remirent la forteresse de Mayence entre les mains des Français ; ce qui fut fait principalement par les conseils et les persuasions d’Eickemeyer, Dorsch, Böhmer et Wedekind (v. Mémoires posthumes de Custine p. 145-150), il n’est pas nécessaire de raconter ici cette histoire en détail. Tout le monde sait par les livres imprimés après, que la Société secrète des Illuminés fut transformée à Mayence comme à Paris, en un Club jacobin public, qui s’est distingué par ses rapines, ses incendies et d’autres violences, et que ce Club a envoyé ses Apôtres dans tous les pays d’alentour. Mais il est à remarquer, que si ces Révolutionnaires, tant parmi les Allemands que parmi les Français, avaient été un peu plus sages pour ne pas se rendre odieux par l’envie de régner, la violence et la rapine qui leur firent perdre les fruits de leurs travaux, ils auraient sans beaucoup de peine renversé partout la Religion et l’Etat. Le peuple y était déjà bien préparé par des écrits innombrables de la part de la Confédération qu’une Révolution totale aurait trouvé peu d’obstacle s’ils n’avaient pas insulté à tout ce qui lui paraissait jusqu’ici vrai, sain et vénérable et introduit une immoralité sans bornes, chargé le peuple des impôts et des fardeaux infiniment plus pesants que ceux qu’il portait auparavant, violé toutes les propriétés et mis à la place des anciens nobles une noblesse de peuple encore plus insolente que celle qu’on avait abolie. Mais les nouveaux Pairs de la Patrie, les prétendus Hérauts de la liberté qui, l’épée à la main, devaient exécuter les projets formés par les supérieurs de l’Ordre, travaillaient contre eux-mêmes.

Il faut être entièrement ignorant ou de tout ce qui est arrivé en France ou des secrets de l’Illuminatisme, pour ne pas voir que c’est par la Révolution qu’on a voulu réaliser les projets de l’Illuminatisme. Tout ce qu’on a fait en France, le renversement du trône, le meurtre du Roi, l’établissement d’une république démocratique, l’anéantissement de la noblesse, l’introduction d’une égalité chimérique, la destruction de la religion et du sacerdoce, tout cela n’était rien autre chose que la réalisation des projets formés dans l’Illuminatisme.

Même dans les moyens qu’on employa pour y réussir, soit qu’on se servait de ruses, soit qu’on commettait des cruautés, on ne fit que suivre ponctuellement les commandements de l’Ordre.
On n’a pas encore abandonné ce plan de la prétendue Régénération. Au contraire, c’est encore le but de toute l’ardeur avec laquelle l’Ordre continue ses opérations. Il pourra faire de temps en temps quelques changements dans ses mesures ; il pourra laisser subsister pour quelque temps de certaines choses qu’on ne saurait renverser tout à coup par des voies violentes, sans se compromettre et faire tomber tout l’édifice pompeux d’une Réformation universelle à laquelle on travaille depuis si longtemps, mais jamais l’Ordre ne perdra de vue son but principal. Pour s’en convaincre on n’a qu’à réfléchir un peu sur quelques traités de paix séparée surtout sur celle qui a été conclue entre la République et le Roi de Sardaigne, dans laquelle on a accordé aux amis de la Révolution française une impunité totale de leurs crimes passés. C’est ainsi qu’on sait se conserver des gens toujours prêts à rallumer le feu. Quand on veut bien regarder les changements faits à Venise et à Gênes, où l’on a établi des démocraties, et considérer comment on s’est pris en Italie pour changer la Constitution et même la Religion dans plusieurs Etats, on trouvera que tout cela est dans l’esprit de l’Illuminatisme, aussi bien que du Jacobinisme, et il est impossible de méconnaître l’harmonie qu’il y a entre eux. Leur but était, et est encore, de produire une régénération universelle par l’extermination du christianisme, le bouleversement des Etats, la destruction de la noblesse et une égalisation générale.
Quelques mesures que les Princes puissent prendre, ils n’échapperont pas à l’orage qui va fondre sur leurs têtes, s’ils diffèrent plus longtemps de détruire l’Illuminatisme et d’éteindre le feu qu’il a allumé déjà dans toute l’Europe. L’inscription qu’on pourra mettre sur les ruines des trônes, des débris des autels et les monceaux de cendres qui couvriront en peu de temps toute l’Europe, peut être conçue dans ces deux mots : « L’ouvrage de l’Illuminatisme ! »