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Cette histoire de l'Illuminisme a été rédigée par le Dr Starck à l'intention du père
Barruel en 1797.
Vous y découvrirez l'alliance entre franc-maçonnerie,"illuminés de Bavière"
et autres sectes afin de détruire de fond en comble l'ancien ordre des choses : exterminer
tous les rois et la race des Capétiens, détruire la puissance du Pape et établir leur
"république universelle".
Pour cela, il fallait un déchainement révolutionnaire... 1789 et ses massacres... républicains.
"Nous devons tout détruire, aveuglément, avec cette seule pensée : le plus possible
et le plus vite possible." (Adam Weishaupt)
Document cité par Michel Riquet, dans son livre
intitulé : " Augustin de Barruel, un Jésuite face aux jacobins francs-maçons, paru aux éditions
Beauchesne en 1989, pages 150 à 190 (couverture dans la marge).
A la date de parution du livre - 1989 - ce document était
inédit.
(illuminatisme = illuminisme.)
HISTOIRE DE L'ILLUMINISME.
Il y
a longtemps que Voltaire forma le souhait que les conjurés contre le
christianisme fondassent une société secrète, semblable à celle des franç-maçons.
Son but était d’exécuter les desseins de la conjuration avec plus de sûreté en
les couvrant du bouclier du mystère et d’unir en même temps les membres du
complot plus étroitement. Ce souhait fut accompli, sans que Voltaire le sût
et sans qu’il pût y contribuer de sa part, en 1776 où l’Ordre des Illuminés, si
dangereux à la religion et à l’humanité fut établi. L’inventeur et fondateur de
cet Ordre était professeur à l’Université d’Ingolstadt en Bavière ; il s’appelle
Weishaupt. On ne le connaissait auparavant, ni comme savant de mérite, ni comme
homme de talent, aussi ne s’est-il pas montré comme tel
après.
Mais
le rôle qu’il a joué dans l’Ordre des Illuminés a prouvé qu’il était un
intrigant dangereux.
Depuis
plusieurs années, et principalement dès que la maçonnerie fut répandue en
Allemagne, on vit parmi les jeunes gens, nombre d’Ordres secrets institués par
eux mêmes, tels que l’Ordre de l’Espérance,celui de l’Harmonie,des Constantistes,
des Frères Noirs et d’autres. On ne saurait dire,
du moins pour le passé, qu’on y eût enseigné de mauvais principes ; au contraire
il y en avait dans lesquels on avait établi des principes assez bons et
conformes à la Morale. Cependant, comme ces Sociétés firent naître des désordres
et des querelles entre les étudiants, on a fait de temps en temps des efforts
pour les supprimer, sans pourtant y réussir tout à fait, car souvent les
professeurs trouvaient eux-mêmes leur compte à protéger sous main ces Ordres ;
Ceux qui en savaient mettre quelques membres dans leurs intérêts, pouvaient être
sûrs d’en attirer le reste pour augmenter leurs auditeurs. Les Universités
allemandes diffèrent entièrement des françaises et anglaises : c’est
aux étudiants de choisir les docteurs et les leçons qu’ils veulent
fréquenter.
L’Ordre
des Illuminés n’était d’abord et quelque temps après qu’un Ordre d’étudiants.
Weishaupt voulut se faire un parti parmi les jeunes gens, pour se procurer
des auditeurs, ce qu’il ne pouvait faire par son savoir. Aussi voulut-il se
faire valoir par un nombreux auditoire auprès du gouvernement et se fortifier en
même temps contre les Ex-jésuites, qui avaient quelques chaires dans cette
Université et auxquels il portait une haine mortelle.
Un
ordre qui doit être une société secrète, demande un objet, un mystère. Weishaupt
vit bien cela, mais comme la maçonnerie lui était entièrement inconnue, il
n’était pas en état de mettre dans son Ordre des choses semblables à celles
qu’il y a dans la maçonnerie, soit pour les sciences, soit pour l’histoire.
Tout ce qui lui manquait de ce côté-là fut suppléé en abondance par le Génie du
Siècle.
Plusieurs savants originaires de Berlin où ils avaient
aussi établi leur fabrique principale, prétendirent d’éclairer le monde. Après
avoir su gagner une espèce de supériorité dans la partie protestante de
l’Allemagne ; ils se mirent à faire des prosélytes dans la partie
catholique. Weishaupt lut quelques-uns de leurs ouvrages, et comme il avait
aussi lu quelques auteurs de la conjuration philosophique, tels que
Voltaire, Diderot, Rousseau, Helvétius, etc., leur manière de penser devint peu
à peu la sienne comme on doit l’attendre d’un homme qui n’avait pas assez de
pénétration pour apprécier leurs écrits. Il résolut de faire de son Ordre une
école pour éclairer ses adhérents. Le mystère de cette école ne devait pas être
moins que l’exposition des principes puisés dans les livres ci-dessus
mentionnés.
Le grand mystère de l’Ordre par rapport à la Religion, consistait dans la
doctrine : que le christianisme n’était fondé que sur l’imposture et la
superstition et qu’en récompense le Déisme, la re1igion de la Raison ou
le Naturalisme, étaient la vraie religion. Il est vrai qu’on laissa subsister le
nom du Christianisme, mais on le dépouilla entièrement de tout ce qu’il y avait
de religion positive de sorte qu’il n’en restât que le naturalisme. Weishaupt
avoua lui-même qu’il fallait laisser le nom du christianisme et lui substituer
la Raison. Plus, lorsqu’il recommanda à un de ses aides d’user beaucoup de
précautions envers un de ses prosélytes, qui avait témoigné bien du zèle pour
soutenir la doctrine de l’immortalité de l’âme, il est clair qu’on rejeta aussi
cette vérité dans cet Ordre impie et anti-chrétien.
Par rapport à l’Etat le mystère de l’Ordre contenait les
folles doctrines d’une égalité et une liberté universelle et de la manière
de ramener les hommes à l’indépendance originaire dont ils avaient joui avant
l’institution de la société civile. Ce qu’on y enseignait sur les rapports entre
les sujets et leurs souverains n’était rien autre chose que ce que Rousseau
avait prêché dans son ouvrage sur le Contrat Social. Si les principes qu’on
avait établis sur la Religion, ne tendaient qu’à anéantir les prêtres auxquels
on donnait le titre d’imposteur ; ceux du système politique, qu’on avait posés
devaient détruire tous les princes qu’on appelait tyrans et oppresseurs. On les
traita tous les deux de méchants auxquels l’Ordre devait faire une guerre
continuelle pour s’en débarrasser comme de personnes tout à fait inutiles
et pour les faire disparaître de la surface de la terre. Les autres règles et
maximes qu’on avait prescrites étaient conformes à ces principes.
Tout le monde sait les ruses et les procédés abominables qu’on a attribués à l’Ordre
des Jésuites. On commence à entrevoir la source dont on a puisé ces reproches
pour la plupart. Cependant c’est Weishaupt qui s’est vanté d’avoir formé son
Ordre sur le modèle de celui des jésuites. Il n’était qu’un tissu d’impostures
et de ruses exécrables. On obligeait ceux qu’on reçut de promettre une
obéissance aveugle aux supérieurs de l’Ordre et de leur abandonner même le droit
de vie et mort. Selon le propre aveu du fondateur, chaque membre fut établi
espion des autres, non seulement pour les choses qui regardaient l’Ordre, mais
aussi pour les secrets de chaque famille. C’est par là que l’Ordre avait autant
d’espions que de membres ; ils devaient fouiller partout et informer les
Supérieurs de tout ce qu’ils avaient découvert touchant les affaires publiques
aussi bien que la vie privée d’un chacun de leur connaissance. Oui, lorsque le
gouvernement, en Bavière, s’empara des papiers de cette infâme conjuration, on y
trouva une description d’une caisse par le moyen de laquelle on pouvait mettre
du feu partout où l’on voulait sans être découvert, des ordonnances, pour faire
avorter les femmes, pour répandre des odeurs venimeuses dans des chambres, pour
exciter la fureur utérine dans le sexe, pour contrefaire des sceaux, pour
préparer l’aqua Tofana et des choses semblables, aussi bien qu’une
apologie du suicide.
Il est difficile de comprendre qu’un Ordre qui s’était déclaré ennemi mortel de
toute religion et qui, en effet, était si dangereux à l’Etat que le fondateur
même, comme il dit plusieurs fois dans ses lettres, craignait de perdre la tête
si ces principes venaient à éclater et qui, enfin prêchait une morale si
abominable, eût pu trouver des associés. Mais on cacha ces mystères d’iniquité
dans les grades inférieurs ; on ne les développa que peu à peu dans les
supérieurs. Aussi usa-t-on envers les prosélytes de beaucoup de précautions et
de finesses ; on ménagea ceux qui avaient encore de l’attachement pour la
religion, et qui, selon l’expression du fondateur dans ses lettres, étaient
encore trop faibles pour digérer des aliments forts, en leur cachant tout ce qui
tendait à l’irréligion.
Comme la jeunesse est toujours vaine et avide de nouveauté et de liberté, et que
Weishaupt ne manqua pas d’assurer, comme il avoua lui-même dans une lettre à un
de ses disciples favoris, deux ans après la fondation de son ordre, qu’on
verrait se développer, peu à peu, une morale, une éducation, une politique et
religion toute nouvelle, que son but était d’affranchir le monde et que les
membres s’ils voulaient bien continuer leurs efforts, seraient bientôt les
maîtres de leur patrie ; outre cela on avait donné à l’Ordre le nom séduisant
d’illuminés ; qu’on vanta les membres comme des hommes plus éclairés que
le reste du monde, qui avaient une vocation toute particulière à combattre,
conformément aux buts de l’Ordre, les ténèbres et de répandre la lumière selon
les expressions de Weishaupt ; et qu’on avait enfin établi les mots de liberté
et d’égalité pour le signal et le mot de guêt ; il n’est pas étonnant
qu’il y eût partout des hommes tombant dans ces pièges.
Quand on considère que Weishaupt avait d’abord introduit l’ère persanne de Yezdegerd
et que, dans la troisième année après la fondation, il compara les grades
supérieurs qui enfermaient tout le mystère d’iniquité avec l’ordre Parses et les
mystères de Mithras ; quand on y ajoute que Voltaire avait aussi comparé
le secret de sa conjuration avec celui de l’Ordre de Mithras (lettre à
d’Alembert – 2 avril 1768), on s’imaginera peut-être, que Voltaire a
eu quelque influence sur Weishaupt et sa fondation. Mais cette ressemblance est
l’ouvrage du hasard. Puis, on croira peut-être que Weishaupt a formé son Ordre
sur le plan de la maçonnerie, dans laquelle on parla aussi bien de lumière,
de liberté et d’égalité. Mais cette conjecture n’est pas fondée
non plus. Weishaupt ne connaissait point du tout la maçonnerie lorsqu’il
institua son Ordre. Il est vrai qu’il a feint d’être devenu franc-maçon déjà en
1777. Mais cela est faux. Car, comme il est à voir dans ses lettres, il n’avait
pas encore l’idée de cet Ordre dans la fin de l’année 1778. Tout ce qu’on lui
avait mandé là-dessus lui paru nouveau ; il ne savait pas encore comment faire
pour constituer une Loge. Quand même il aurait été fait franc-maçon en 1777,
cela n’aurait pas pu avoir quelque influence sur la fondation de l’Ordre des
Illuminés, parce que celui-ci était déjà institué dans le mois de mai de l’an
1776. Cette conformité n’est donc qu’accidentelle ; l’Ordre des Illuminés
n’était dès son commencement et à proprement parler, rien autre chose qu’un
Ordre d’étudiants dans lequel le fondateur avait mis comme mystère les
principes désavantageux à l’Etat, à la religion et aux Mœurs, qu’il avait
puisé dans les écrits des sophistes français et de ces allemands qui
prétendaient d’éclairer le public.
Cet Ordre serait resté dans cet état et il aurait eu le sort des Ordres d’étudiants
; ceux qui en étaient membres pendant leur séjour à l’Université ne s’en
seraient pas souciés après cela. Peut-être l’aurait-on supprimé dès qu’on se
serait aperçu de son influence dangereuse sur la jeunesse. Du moins comme les
Universités catholiques sont peu nombreuses et qu’elles n’ont pas beaucoup
d’influence sur le reste de l’Allemagne, cet Ordre inventé à Ingolstadt ne
ce serait pas étendu au loin, au contraire il aurait bientôt trouvé son tombeau
dans le lieu de sa naissance.
Mais sa destinée fut plus glorieuse, ut meretrix magna haberet in fronte ejus
scriptum nomen : Mysterium. Il fallut qu’il obtînt une sphère étendue,
plus d’adhérents, plus de membres d’importance et par là une plus grande
influence ; ce qui se fit peu d’années après son union avec la maçonnerie, comme
on verra d’abord. Cette union par laquelle les choses les plus hétérogènes
furent jointes et fondues ensemble, étaient un des plus étranges événements
qu’on puisse imaginer. La maçonnerie, comme il est prouvé par les monuments
historiques de cet Ordre, s’était éloignée depuis plus de 200 ans de sa
Constitution primitive. Dès que cet Ordre s’était répandu parmi les français, ce
qui arriva lorsque le roi Jacques II s’était retiré en France, il fut enrichi
par les français de plusieurs grades nouveaux de leur façon, tels que le Maître
Ecossais de saint André, le Maître anglais, le Maître Parfait, l’Illustre ou
plusieurs grades sous le nom d’Elu, le Chevalier de l’Orient, le Chevalier
Prussien, le Frère Africain, le Chevalier du Soleil, le Chevalier du Temple, le
Chevalier Rose-Croix, le Chevalier de l’Aigle, le Philosophe Sublime et
l’Adepte et autres dont quelques-uns étaient divisés en plusieurs degrés. Comme
on avait mis pour fondement de l’allégorie du Grade de Maître, une histoire
tirée de la Bible, les français firent de même à l’égard de leurs grades
nouveaux qu’ils avaient inventés.
Mais les maçons n’étaient pas uniformes dans leurs travaux pendant plusieurs
années. Il y avait quelques Loges qui ne reçurent que les trois grades
d’apprentis, de compagnons et de Maître ; c’était principalement celles qui
avaient reçu leurs Constitutions de l’Angleterre. Il y en avait d’autres qui
tiraient leur origine de l’Ecosse et qui y ajoutèrent le grade de Maître
Ecossais. Ces deux parties rejetaient les grades français comme des additions
fausses. Il y avait encore un troisième qui ne reçut que quelques-uns des grades
nouvellement inventés par les Français. Tel était le système de Clermont qu’on
nomma en Allemagne celui de Rosa, et dans lequel il y avait, outre les trois
grades inférieurs, encore 4, à savoir ceux de l’Ecossais de Saint André, de
l’Elu, de l’Illustre et du Sublime. ( On explique que le système clermontois
fut ainsi nommé parce que les degrés qu’il contenait tiraient leur origine
de la Loge du Prince de Clermont, en France. On le nomma le système de Rosa
parce que celui qui, par ordre de la Grande Loge de Berlin, le propagea partout
en Allemagne était un certain Rosa, qui avait été surintendant
ecclésiastique dans la principauté d’Anhalt-Cothen. Ce Rosa vivait encore
en 1763. D’autre part l’auteur de la stricte observance était un certain Baron
de Hund en Lusace. L’apôtre de ce système s’appelait Schubart.
L’introducteur de la Maçonnerie suédoise en Allemagne était un médecin de
Berlin nommé Zinnendorff.)
Vers l’an 1762, il survint une grande révolution dans la maçonnerie en Allemagne. On
bannit d’elle tous les grades français, sans distinction. On ne laissa
subsister après le grade de Maître, que celui de Maître écossais, différent
entièrement du Maître Ecossais de Saint André. On bâtit là-dessus l’Ordre des
Templiers. On appela ce système l’observance stricte, en donnant le
nom de l’observance late (large) à tous les autres systèmes.
Celui-ci s’étendit bien loin ; aussi
dura-t-il plusieurs années ; la raison principale en était qu’on avait quelques
vues qui flattaient l’intérêt ; mais comme elles ne furent pas réalisées et
qu’on ne trouva dans ce système ni des secrets regardant les sciences, ni
espérance d’obtenir les choses dont on avait coutume de flatter chaque
franc-maçon lorsqu’il entra dans l’Ordre, ce système commença bientôt à
chanceler. Un grand nombre de ses partisans quittèrent la stricte observance et
introduisirent la maçonnerie suédoise, qui ne laissait pas de faire entrevoir
toujours quelque secret par rapport aux sciences. On ajouta au Maître Ecossais
le Chevalier du Temple et encore un grade sous le nom du Confident de St. Jean.
Il y en avait d’autres qui cherchaient dans leur Ordre de la magie, de la cabale
ou de l’alchimie. De ces derniers étaient les soi-disant Rose-Croix nouveaux.
Ceux-ci tâchaient de combiner le fanatisme des anciens Rose-Croix avec la maçonnerie.
Outre ceux-là il y en avait qui, après avoir fait connaissance avec Willermoz,
Saint Martin et leurs adhérents appelés philalèthes, s’imaginaient avoir trouvé
le nec plus ultra des connaissances maçonniques dans les extravagances
gnostiques, cabballistiques et magiques contenues dans les livres des erreurs et de la vérité,
tableau naturel, Académie des Sages et autres semblables. Ils cherchaient à
lier leur système avec la maçonnerie sous le nom des chevaliers bienfaisants. Ce
qui fut tenté à l’assemblée des francs-maçons qui se tint en 1782 à Wilhelmsbad,
petite ville dans le voisinage de Mahanau. Mais il n’y avait dans ces partis et
systèmes rien de conforme au but, aux principes et aux maximes de l’Illuminisme.
Ni les maçons originaires de l’Angleterre ou de l’Ecosse, ni les Français malgré
plusieurs grades nouveaux, inventés par eux, ni ceux de l’observance stricte, ni
les suédois, ni les Rose-Croix, ni les philalèthes ne ressemblaient en rien aux
Illuminés. Il est vrai que plusieurs grades aussi bien que les explications des
hiéroglyphes professés par les frères orateurs n’auraient pas pu se soutenir
devant la critique rigoureuse des théologiens savants et orthodoxes, mais on ne
regarde pas ces grades comme le système universel, ni les explications des
Orateurs comme des modèles à suivre ou comme des interprétations authentiques.
Aussi n’est-il pas à douter, quand un théologien se serait mis à examiner les
choses erronées, débitées dans quelques Loges et à en prouver la fausseté, que,
de cent membres il n’y eut pas deux qui ne les auraient rejetées de bon
gré.
On enseigne l’Egalité, il est vrai, mais elle n’avait lieu que
dans la Loge ; elle commença à l’ouverture de la Loge et elle cessa d’abord que
la Loge fut fermée. On doit aussi convenir qu’on y précha la Liberté
mais c’était une liberté qui n’avait
pas le moindre rapport avec l’Etat, la Religion et les Mœurs. La Tolérance qu’on enseigna
et pratiqua
n’était rien moins que de l’indifférentisme. Tout ce qu’on voulait dire par là,
c’était que l’Ordre devait se contenter si les membres étaient chrétiens, sans
se mêler de leur confession particulière ; aussi avait-on défendu toutes
disputes sur la religion dans les Loges. C’était un principe général et reçu de
tous les partis maçonniques, que l’Ordre ne devait rien contenir de contraire à
la religion chrétienne, aux bonnes mœurs, à l’Etat et aux
souverains. Il est vrai que dans quelques Loges hollandaises, on a reçu des
juifs ; mais cela fut désapprouvé de toutes les autres, étant une loi ancienne
et constante, que le nouveau reçu doit être chrétien.
On ne saurait nier que le premier projet pour détrôner l’empereur Pierre III fut conçu
dans une Loge et qu’on a formé dans une Loge de Stockolm le premier plan pour
rendre la souveraineté au roi de Suède. Mais il faut aussi avouer que l’un et
l’autre fut condamné partout comme un abus intolérable et contraire aux
principes de l’Ordre. En récompense on peut citer grand nombre d’exemples que,
non seulement des particuliers, mais aussi des Loges entières ont fait voir
leurs bonnes dispositions pour la Religion et pour l’Etat. Aussi peut-on
produire plusieurs exemples que des membres ont été exclus à cause de leur
conduite irrégulière et contraire à la morale. Voilà donc un phénomène des plus
étranges, qu’un Ordre tel que celui des Francs-maçons eût pu être allié au
complot des illuminés si contraire à la maçonnerie et que celle-là eût servi aux
Illuminés de véhicule pour répandre partout leurs principes venimeux ; le fait
paraîtra incroyable ; mais il est arrivé, comme je m’en vais le prouver après
avoir observé qu’on donna un nouveau nom à chacun qu’on reçut dans l’Ordre des
Illuminés. Weishaupt le fondateur prit celui de Spartacus et pour faire son Ordre
plus ancien qu’il ne l’était il plaça son nom dans la liste de membre sous le
n° 776. Pour couvrir mieux les secrets de l’Ordre ; il inventa aussi
un chiffre, une chronologie et une géographie particulière, dans laquelle
tous les pays et toutes les villes portaient des noms feints ; comme il est à
voir dans les ouvrages originaux de l’Ordre découverts après.
(Original : Schriften der Illuminaten.)
Pendant l’espace d’environ deux ans l’Ordre des Illuminés était enfermé dans des bornes
assez étroites ; il ne comptait en 1776 que cinq membres, outre le fondateur ;
en 1775, il en avait quatre de plus, selon la liste de Weishaupt, et en 1778,
vingt-trois ; voilà le tout par quoi à la fin de cette année où Zwackh
conseiller de la Cour en Bavière, intime de Weishaupt et un des premiers
disciples auquel il avait donné le nom de Cato, reçut à Augsbourg le premier avis de la
Franc-Maçonnerie par un certain abbé Marotti qui lui en communiqua aussi les
grades jusqu’au Maître Ecossais. Zwackh (Cato) en informa d’abord Weishaupt
(Spartacus) qui trouva cette découverte si importante qu’il médita dès à présent
sur les moyens d’allier
son Ordre avec la Maçonnerie. Lui et Zwackh tombèrent d’accord qu’il fallait
donner aux membres principaux de l’Illuminatisme appelés Aréopagites, les
trois premiers Grades de la Maçonnerie que Zwackh avait obtenus de Marotti,
et qu’il fallait établir des loges à München (Athenes) et à Eichstadt (Etzeran)
; que pour la dernière, on devait faire venir de Berlin des Patentes de
Constitution, mais que la première devait être la loge principale pour y
déposer les secrets de l’Illuminatisme ; ainsi la Maçonnerie, ou tolérée ou
privilégiée en Allemagne, devait couvrir l’Illuminatisme et servir en même temps
de pépinière, dont on pourrait tirer les membres les plus propres, pour les
faire Illuminer, en laissant les autres où ils étaient. Aussi y avait-il
plusieurs Illuminés qui se faisaient faire Francs-Maçons dans la loge de
Théodore à München qui existait déjà depuis plusieurs
années.
Weishaupt voulait faire de la Maçonnerie ce que les Rosecroix et autres Enthousiastes
avaient essayé d’en faire auparavant. Comme ceux-là avaient transplanté leur
fanatisme dans la Maçonnerie, Weishaupt voulait faire de même de son Système
antichrétien et révolutionnaire. Le passage ci-dessus cité prouve qu’avant qu’il
fût fait Franc-Maçon, il avait déjà la tête remplie de vues sur la Maçonnerie à
l’avantage de l’Illuminatisme. Cependant, l’exécution de ce projet n’alla qu’à
pas lents ; jusqu’en 1780 on ne trouve point de traces d’une union de la
Maçonnerie avec l’Illuminatisme ; on ne voit pas même qu’on eut fait des
tentatives pour cette union. En attendant, les Illuminés firent tous leurs
efforts pour répandre leur Ordre, le tirer de la bassesse d’un Ordre d’Etudiants
et l’élever à un degré plus haut, savoir à celui d’un Ordre secret tel que la
Maçonnerie ; ils en augmentèrent les membres et établirent en divers endroits
des loges qu’ils appelaient Eglises. On avait déjà des membres à München, à
Eichstadt, à Ratisbonne, à Freisingue, à Banberg, à Salzbourg et à Augsbourg.
Aussi chercha-t-on déjà en 1778 de planter l’Ordre à Vienne, ce qui ne réussit
que trop.
C’était par là que l’Ordre obtint une étendue plus grande et que Weishaupt trouva les
moyens de réaliser le projet qu’il avait formé d’unir la Maçonnerie à
l’Illuminatisme. La fureur de découvrir des secrets de faucher pour cela dans
toutes les sociétés secrètes, étant montée vers ce temps-là au plus haut degré
parmi les Francs-Maçons, il n’est pas étonnant, lorsqu’on apprit l’existence
d’une nouvelle société secrète, dont les Illuminés eux-mêmes commençaient à
parler peu à peu plus ouvertement et qu’ils vantèrent comme très ancienne (car
Weishaupt avait enjoint à tous ses confidents de cacher la nouveauté de
l’Ordre), il n’est pas étonnant, dis-je, qu’il se trouva assez grand nombre de
Maçons qui se firent Illuminés pour apprendre les prétendus secrets de
l’Illuminatisme.
Parmi eux il y avait un certain Baron Knigge, gentilhomme hannovrien. Il n’avait
pas pu obtenir un emploi dans sa patrie et quoiqu’il fût admis au service du
landgrave de Hesse-Cassel, il n’y put se soutenir à cause de son esprit inquiet
et intrigant. Il alla en Haute-Allemagne et séjourna quelque temps à Heidelberg
et puis à Francfort-sur-le-Main, où il vivait comme un simple particulier et
s’amusait à faire des livres. C’était un homme de talents et d’une activité
inépuisable ; il possédait l’art de persuader dans le dernier degré ; il sut
représenter toutes choses sous un point de vue sous lequel il voulait qu’on
devait les voir. Quoique son style ne fût pas correct, il était pourtant assez
aisé et coulant pour plaire aux lecteurs. Par rapport au cœur, aux principes et
aux mœurs c’était un sujet entièrement dépassé. Il était orgueilleux, impérieux,
ingrat, calomniateur, malin et extrêmement vindicatif. C’était pour lui une
bagatelle de sacrifier ses meilleurs amis, si par là il pouvait atteindre son
but. Il était rusé, plein d’intrigues et tout à fait sans religion. Pour un
certain projet qu’il semble avoir formé, il avait embrassé à Francfort
secrètement la religion catholique dont il s’était montré jusqu’alors
ennemi juré ; ce qu’il fut aussi après cela ; aussi se rejoignit-il
extérieurement aux protestants. Il avait parcouru plusieurs Systèmes des
Francs-Maçons, aussi bien que celui des Rosecroix ; il s’était adonné à
l’Alchimie comme eux. Enfin il s’était jeté dans le parti de l’Observance
stricte ou des nouveaux Templiers, parmi lesquels il obtint la charge de
Commandeur et le nom d’Eques a Cygno. Mais ce système tendait
à sa fin. Aussi fut-il abrogé l’année d’après, c’est-à-dire en 1781, où celui
des Chevaliers bienfaisants ou des Philalèthes fut mis à sa place.
Knigge fit ce que tant d’autres qui n’avaient pas trouvé assez de satisfaction dans
l’Observance stricte, avaient fait auparavant ; il regarda partout pour déterrer
une autre source de secret lorsqu’il reçut en 1780 la première nouvelle de
l’Illuminatisme. Dans ces Eclaircissements dans ses rapports avec les Illuminés
qu’il a publiés lui-même huit ans après, il raconte qu’il n’a appris qu’au mois
de juillet 1780 l’existence de cet Ordre par le Marchese Costanza (Diomedes)
envoyé par les Illuminés de Starcese à Frankfort pour la propagation de leur
Ordre et qu’alors il en a été fait membre. Mais comme Weishaupt fait déjà
mention de lui dans une lettre écrite dans le mois de février du même an, et
qu’il parle de lui comme d’un frère auquel il avait donné le nom de Philo
il faut que Knigge se soit trompé dans
la date, ou qu’il soit entré à l’Ordre avant qu’il fît connaissance avec
Costanza, par un autre chemin qu’il n’avait garde de découvrir à ses lecteurs.
Un homme comme Knigge devait bientôt pénétrer l’imposture dont Weishaupt s’était
rendu coupable en prétendant que l’Illuminatisme inventé par lui depuis quatre
ans, était un Ordre très ancien et puissant. Mais comme les principes et le but
de cette invention nouvelle étaient très conformes à sa manière de penser, il ne
vit que trop bien à quoi une liaison avec Weishaupt pouvait lui être utile pour
ne pas mettre en usage tout ce qu’il avait de talents pour le
mal.
D’abord il fut établi un commerce de lettres entre Knigge et les Illuminés en Bavière,
pour donner à l’Ordre une forme convenable, Weishaupt ayant fait la sottise
d’instituer un Ordre sans en avoir composé les Grades et le Système, comme il
fallait. D’où il était venu qu’il y faisait de temps en temps des changements
considérables. Il était même trois ans après la fondation encore incertain,
s’il ne fallait pas nommer cet Ordre un Ordre d’Abeilles et garder le nom
d’Illuminés pour une division particulière. Knigge (Philo) ne laissa pas
d’avertir les frères comment ils pourraient obtenir de Londres une Constitution maçonnique
quoiqu’il crût qu’il valait mieux de constituer une loge de sa propre autorité
sans se soucier ni de la loge de München dont quelques Illuminés étaient
membres, ni de la loge anglaise nationale. Cela lui parut d’autant plus faisable
que personne, dans la crise où la Maçonnerie était alors, ne savait lequel des
Systèmes différents était le vrai et le meilleur. Son avis était d’enter
l’Illuminatisme sur la Maçonnerie sans le secours d’autorité
quelconque.
Il se mit à perfectionner les Grades que le fondateur avait laissés fort imparfaits,
quoiqu’il y eût travaillé toujours. Il fit plus, il commença de faire des
recrues pour l’Illuminatisme, au nombre desquelles Mauvillon, professeur et Maître de la loge à
Cassel, dont nous dirons ensuite davantage était un des plus remarquables. Knigge
fit son affaire si bien et
avec tant de chaleur qu’enfin Weishaupt lui-même se plaignit de ce que les
réceptions fussent faites non seulement à son insu mais aussi avec tant de
hâte.
Bref, c’était à l’activité de Knigge que l’Illuminatisme était redevable d’un grand nombre de membres
qu’il avait recueillis dans le pays d’Hannovre de Hesse-Cassel dans les environs
du Rhin et du Main, dans le Palatinat et autre part ; les connaissances qu’il
avait parmi les Maçons y avaient beaucoup contribué. Il eut l’adresse de
surprendre même des théologiens protestants, comme le Docteur Koppe (Acacius) à Gôthingue, le
Conseiller ecclésiastique Mieg
(Epictet) à Heidelberg, le Professeur Feder (Marcus Aurelius) à Göttingue
et d’autres. Il poussa la chose si loin, que Weishaupt même en fut étonné et qu’il
s’écria : « Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que les Théologiens
Protestants et Réformés, qui sont membres de l’Ordre, croient de bonne foi que
les enseignements de l’Ordre sur la religion contiennent l’esprit et le vrai
sens du christianisme. Voilà comme les hommes sont faits ! Y a-t-il quelque
chose qu’on ne puisse pas leur en faire accroire ! » (v. le supplément des ouvrages originaux
des Illuminés p. 78). On fit aussi
plusieurs prosélites considérables parmi le Clergé catholique où Knigge travaillait tantôt
d’une manière directe, tantôt médiatement. Tels étaient le Baron de Dalberg (Crescens)
qui fut élu après Coadjuteur de l’Archevêché de Mayence et son Secrétaire le Conseiller ecclésiastique
Paul Kolborn (Chrylippus).
Philo fit des recrues même dans les Cours souveraines de Justice de l’Empire, et
de Dittfurth assesseur à la Chambre impériale de Wetzlar fut si enchanté de l’Ordre
qu’il envoya à Weishaupt un mémoire sur sa vie si détaillé que Weishaupt en fut
étonné à un tel point qu’il écrivit à un de ses amis : « Voilà, cela
surpasse la Confession générale des Jésuites. Voilà comme on peut persuader les
hommes ! » (Supplément p. 27). Knigge se vante lui-même d’avoir gagné pour
l’Ordre plus de cinq cents membres (supplément p. 69).
Il n’en resta pas
là. Comme il savait que l’Illuminatisme était peu compatible avec la Maçonnerie,
dont on avait pourtant besoin pour exécuter les desseins de l’Ordre, et qu’il
était difficile de séduire les loges de l’Observance stricte parce qu’elle se
souciait peu de secrets, il tâcha de sapper ces loges sous main. Ce fut à peu
près dans les mêmes vues qu’il écrivit contre les Rosecroix de tous les partis
maçonniques paraissaient les plus religieux. Il écrivit aussi contre les
Ex-Jésuites ennemis déclarés de l’Illuminatisme dans les pays catholiques. Il
avoue lui-même (supplément p. 101) avoir fait tout ce qu’on avait exigé de lui
pour avancer l’Illuminatisme ; aussi a-t-il continué jusqu’à sa mort de publier
de semblables écrits à l’avantage de l’Ordre.
Ce fut dans le novembre de 1781 que Knigge (Philo) fit un voyage en Bavière pour
s’abboucher avec Weishaupt et avec les Illuminés principaux appelés Aréopagites.
On délibéra sur la forme qu’il fallait donner à l’Ordre, sur le Système et les
Grades que Weishaupt toujours incertain sur la manière de les arranger n’avait
pas encore achevés et sur les moyens de lier l’Illuminatisme et la
Franc-Maçonnerie, et d’appuyer les hauts mystères de l’Ordre sur les
hiéroglyphes maçonniques. On s’accorda sur tout ; Knigge put esquisser les
mémoires de Weishaupt et s’en retourna à Frankfort. Là il travailla le Système
entier si bien que s’il faut regarder Weishaupt comme le premier inventeur de
cette conjuration exécrable contre la Religion et l’Etat, Knigge doit être
considéré comme celui qui a donné la dernière perfection de cet Ouvrage de
l’Enfer.
Selon la forme que Knigge avait donnée à l’Illuminatisme, il contenait trois Classes
principales. La première était
la pépinière, et comprenait le Noviciat et le Minerval. On y avait posé pour
fondement les mémoires composées par Weishaupt. Voyez un petit ouvrage qui
porte le titre Der ächte Illuminat ; il a paru à Frankfort en
1788 et contient tout ce qui regarde la première classe, mais rien qui puisse
servir à pénétrer les desseins de l’Ordre.
La seconde contenait les trois
Grades symboliques de la maçonnerie retouchés un peu par Knigge auxquels il
avait ajouté encore deux Grades Ecossais dont l’un portait le
nom de Novice Ecossais ou Illuminatus Major ; l’autre celui de
Chevalier Ecossais ou Illuminatus Dirigens.
Le premier se trouve dans le livre que je viens de citer (p. 139), le dernier ne
fut publié qu’en 1794 après que les Grades de la troisième Classe, dont nous
allons parler ci-après, avaient paru. Il a pour titre Illuminatus Dirigens, oder
Schottischer Ritter. On y trouve quelques passages relatifs
aux Intentions de l’Ordre mais ils sont ménagés avec tant d’art et de
précaution, que celui qui ne savait encore rien des Grades de la troisième
classe, n’y voyait pas de finesse. Aussi avait-on ordonné que les membres
auxquels on ne pouvait se fier assez pour leur découvrir tout le mystère
d’iniquité, devaient rester Chevaliers Ecossais et qu’il fallait les persuader
qu’il n’y avait rien de plus dans l’Ordre. Cependant Weishaupt et Knigge ne
pouvaient pas s’accorder en tous les points qui regardaient ces prétendus
Chevaliers Ecossais.
La troisième Classe fut appelée celle de Mystères. Elle comprenait deux Grades, celui de
Prêtre (Presbyter) et celui de Régent (Princeps). Les matériaux en sont de Weishaupt mais
c’est Knigge qui leur a donné la forme. Ils
furent publiés suivant les Originaux en 1793 dans un livre qui porte le titre : Die Neuesten
Arbeiten des Spartacus und Philo in dem Illuminaten-Orden. On y
voit le mystère d’Iniquité, tel qu’il est. Tout se réduit au prétendu
Cosmopolitisme, tout tend à une réformation du monde générale et totale,
c’est-à-dire à un renversement
de Religion et d’Etat.
Par rapport à la Religion on substitua au Christianisme le
Naturalisme ; et pour tromper ceux qui avaient encore de la vénération pour
le nom de Christ et pour le Christianisme, et qui se seraient éloignés en
tremblant q’ils avaient vu que pour être Illuminés il fallait rejeter le
Christianisme ouvertement, on ne laissa pas d’insinuer que Jésus-Christ
lui-même n’avait pas eu d’autre but que de faire valoir la religion naturelle et
de la rendre universelle et qu’on exécuterait son plan, si l’on travaillait à la
restauration de cette religion, toujours empêchée par les Prêtres qui, par là,
avaient donné l’origine à tant de sectes chrétiennes. On avança hardiment que
c’était l’esprit du Christianisme et qu’il avait été transmis par le canal de la
discipline secrète (disciplina arcani) et de la maçonnerie
aux Illuminés, qui pouvaient se glorifier avec raison d’être en effet les seuls
chrétiens. Pour prouver ces choses extravagantes et dangereuses, on ne
manqua pas de pervertir le sens de plusieurs passages de la Sainte Ecriture et
d’interpréter en mal les hiéroglyphes de la maçonnerie. Ce plan fut fait avec
tant d’artifice que Knigge lui-même se vanta d’avoir fait un demi Déiste de
Chrysippus (Kolborn,Conseiller ecclésiastique et Secrétaire
du Coadjuteur de Mayence) sans que celui-ci s’en était aperçu (sic).
Si l’on considère les choses de plus
près, on conviendra que les moyens qu’on employa dans les cavernes obscures de
mystères pour renverser le Christianisme et pour élever le Naturalisme à sa
place, étaient plus fins, plus malicieux et plus conséquents que tout ce
que le Complot de Voltaire a pu faire, soit en attaquant ouvertement le
Christianisme, soit en l’exposant à la risée des hommes faibles ou mal
intentionnés.
Par rapport à l’Etat on décria dans
les mystères les Gouvernements en prétendant qu’ils n’étaient que l’ouvrage
des Usurpateurs comme des plus forts ou la suite de la nécessité, de
l’Immoralité et d’autres causes semblable ; mais qu’ils cesseraient d’eux-mêmes
dès que le genre humain serait ramené par les lumières qu’on devait répandre et
par un Gouvernement général mais purement moral à sa dignité primitive,
c’est-à-dire à l’égalité et à la liberté ; qu’on pourrait se débarrasser des
Prêtres par la restauration de la religion naturelle qu’on disait être la même
que la chrétienne et réunir les hommes dans une seule société en attachant les
uns aux autres par les liens de la fraternité et par ce Gouvernement moral ou
l’Inspection que l’Ordre prétendit exercer sur leurs mœurs. On soutint que
c’était par là que les nations devaient devenir majeures et capables de se
gouverner elles-mêmes, de se passer de Princes et Rois et de faire fin au règne
de Prêtres et de Coquins, comme on avait coutume de s’exprimer. Si en prêchant
le Naturalisme on avait abusé du Christianisme d’une manière abominable, on fit
de même dans les sermons qu’on tint sans cesse par la Révolution à espérer dans
les Etats. On n’eut pas honte de feindre que Jésus-Christ lui-même avait
enseigné une égalité et liberté universelles et qu’il avait voulu que les
peuples devaient parvenir enfin à la majorité sans employer pourtant des moyens
violents, comme on ajouta pour la forme, la situation dans laquelle on était
alors ne permettant pas encore d’user de violence. C’est ainsi qu’on expliqua le
mystère de la Rédemption.
Cette Secte infernale avait pris pour fondement de son Système la proposition fausse
et dangereuse qu’une bonne intention était suffisante pour justifier et
sanctifier chaque action quels que fussent les moyens dont on se servit pour la
faire. En conséquence de ce principe les Illuminés se permirent les ruses
les plus atroces, pour exécuter les desseins qu’ils avaient formés contre la
Religion et l’Etat. Ils placèrent partout leurs créatures et adhérents ; ils
décrièrent et calomnièrent tous les Ecrivains qui s’opposaient à leurs desseins
coupables ; ils se poussèrent partout; dans l’Eglise et dans l’Etat, ils
cherchèrent à s’emparer même de l’éducation de la jeunesse et Knigge avoua de
bonne foi que si l’on continuait de la manière qu’on avait commencée l’Ordre
commanderait en peu de temps le
monde entier. Pour s’informer de leurs principes aussi bien que de leurs
démarches, on n’a qu’à lire les ouvrages originaux des Illuminés, le supplément et les
nouveaux travaux (Die neuesten Arbeiten) de Spartacus et de Philo.
Quand on veut prendre la peine de comparer tout cela avec les principes et les
manœuvres du Jacobinisme en France, on ne pourra pas méconnaître l’harmonie
surprenante qu’il y a entre le Jacobinisme et l’Illuminatisme. On se convaincra
en même temps que l’Illuminatisme étant le plus ancien a fait naître le
Jacobinisme comme nous l’allons expliquer ci-après plus au
long.
Tel
était cet Ordre à en juger par ce qui est venu à la connaissance du public, tant
que Knigge en était membre dirigeant, ce qui fut jusqu’au mois de juillet an
1784. Cependant il est sûr que les Grades de Prêtres et de Régents n’étaient pas
les derniers, ils ne contenaient que les petits mystères. Outre ceux-ci il y en
avait encore deux autres qui renfermaient les mystères supérieurs qui devaient
succéder aux petits. Ces Grades étaient aussi composés comme il est à voir dans
une lettre de Weishaupt du 28 décembre de l’an 1784. On ne sait pas encore avec
certitude tout ce qu’il contenait ; mais on sait qu’on y apprenait aux Initiés
que toute religion positive ou surnaturelle était l’ouvrage de l’imposture. Cela
suffit pour juger de ces mystères sublimes et de ce qu’on y enseignait sur l’Etat.
Il est à croire qu’on n’y aura pas épargné les Princes et leurs Régences, qu’on
avait déjà maltraités dans les petits mystères en appelant les premiers
usurpateurs et despotes et les derniers Gouvernements de Coquins. Tout ce qu’on
peut assurer comme certain à l’égard de deux Grades des plus hauts mystères,
suivant les propres confessions de Weishaupt qui les avait composées, c’est que l’un
fut nommé Magus ou Philosophus, et l’autre Rex ; et qu’on les cacha soigneusement en ne
les communiquant que de bouche aux Elus sans leur permettre d’en livrer des
copies.
Le
Magus contenait les principes de Spinoza que la matière, Dieu et l’univers ne
faisaient qu’un ensemble ; que toutes les religions sans en excepter la
naturelle étaient fausses et rien autre chose que l’invention des imposteurs et
des hommes avides de domination. Dans le Rex on avait enseigné ouvertement et sans
détour que tous les Rois, Princes et Magistrats devaient tomber absolument comme
Usurpateurs et Despotes, que chaque paysan, bourgeois et père de famille était
Souverain (ce que les Jacobins, en France, ont imité en attribuant la
Souveraineté au peuple) enfin que tous les hommes devaient être ramenés à la
manière de vivre qui était en usage parmi les anciens Patriarques (v. Die
neuesten Arbeiten des Spartacus und Philo dans l’histoire critique des Grades
des Illuminés, qu’on trouve à la fin de cet ouvrage p. 79). Voilà les
mystères de cet Ordre dans toute leur étendue !
Depuis son entrée
à l’Ordre des Illuminés Knigge avait fait tous les efforts imaginables pour lui
attirer plus de membres, surtout parmi les Francs-Maçons. En 1782 il trouva une
occasion favorable, non seulement de recruter son Ordre mais aussi de lui
procurer une influence distinguée sur la Maçonnerie, de l’imprégner des
principes de l’Illuminatisme et de la lui assujettir entièrement ; ce qui
était infiniment plus que Weishaupt n’avait osé espérer même dans leur plus
grand enthousiasme.
Les francs-maçons
s’assemblèrent en grand nombre dans l’été de la même année à Wilhelmsbad près de
Hanau sous les auspices de Ferdinand Duc de Brunswick. Là ils abrogèrent le
Système de l’Observance stricte dans lequel on assurait que le secret de
maçonnerie consistait à savoir que les francs-maçons étaient descendants
des anciens Templiers. Selon l’intention du Duc Ferdinand qui depuis quelques
années avait des liaisons avec Willermoz, St. Martin Chappe de la Henrière et
autres Philalèthes français venus à Wilhelmsbad. On devait mettre à la place de
ce Système, alors presque généralement reçu en Allemagne celui de Philalèthes ou
Chevalier bienfaisant et le rendre universel. Knigge (Philo) Dittfurth (Minos)
et quelques autres, qui étaient déjà Illuminés, s’y rendirent aussi comme
Députés dans le dessein d’étendre la puissance de l’Illuminatisme sur la
maçonnerie. Quelqu’extravagant et blâmable que fût le Système des Philalèthes à
différents égards, parce qu’il menait à la fin à rien autre chose qu’à la
Gnosis, la Théosophie et la Cabbala, il aurait pourtant pu servir d’une digue
assez forte à l’Impiété illuminatique s’il avait été généralement reçu. Mais
cela ne se fit pas et de tant d’assemblées maçonniques tenues en Allemagne
pendant l’espace de vingt ans, il n’y en avait pas une, où l’on eût moins fait
ou moins réussi. Le Système des Templiers y fut aboli mais on le retint dans
beaucoup de loges. On voulut rendre universel le Système des Philalèthes
français ; cependant il n’y eut pas peut-être deux loges qui le reçurent. On
élut le Duc Ferdinand Grand Maître général et il ne fut reconnu que de fort peu
de membres. On voulut supprimer tous les Schismes et toutes les Sectes de la
franche-maçonnerie, et elles continuèrent de subsister après cela. En un mot, la
confusion devint plus grande qu’elle n’avait été
auparavant.
Pour
comble de malheur cette assemblée donna lieu à un événement auquel en la
convoquant on n’avait point du tout songé ; il se forma une Confédération
Eclectique qui parmi les francs-maçons devait être ce que les Eclectiques
avaient été parmi les anciens Philosophes. Cette Confédération tâcha de réunir
tous les partis les plus différents. Elle voulut qu’on s’en tînt principalement
aux trois Grades de la franche-maçonnerie, en abandonnant à chaque individu de
combiner avec elle ses idées et de bâtir tels Systèmes qu’ils lui plairaient. Ce
fut par là que les Illuminés obtinrent une entrée libre à la maçonnerie.
Les individus et les loges qui avaient reçu l’Illuminatisme passèrent dès à
présent pour d’aussi bons maçons que les autres ; ils pouvaient comme membres de
la Confédération Eclectique entretenir des liaisons étroites avec les maçons de
toutes sortes. Voilà ce qui les mit en état de faire des prosélites dans tous
les partis maçonniques et de soumettre peu à peu les loges quelconques à
l’Illuminatisme. Il ne fallait que quelques ans pour venir à bout de cette
Confédération, les deux loges de Francfort-sur-le-Main et de Wetzlar furent les
premières à introduire
ce Système dont Knigge (Philo) lui-même en était l’inventeur. Au commencement de
l’année suivante il écrivit au Conseiller de Cour Zwackh (Cato) favori de
Weishaupt avec lequel Knigge avait un commerce de lettres depuis
longtemps : « J’ai dessein d’établir un Système de loges confédérées d’en
tirer les meilleurs sujets, de prévenir par là l’Observance stricte et de la
détruire enfin. » Et ensuite : « Il y va fort de notre intérêt d’introduire
une Eclectique à la maçonnerie ; alors nous aurons ce que nous souhaitons. »
(Original Schriften Supplem. p. 84, 85, 80.)
Il ne faut pas
s’imaginer que c’est une bagatelle peu digne d’attention quand une société
secrète s’efforce de disputer le rang à une autre, de gagner un ascendant sur
elle et de la déborder enfin pour ainsi dire. Si Knigge n’avait pas conçu et
exécuté le projet d’introduire l’Illuminatisme dans la maçonnerie celui-ci
n’aurait jamais acquis tant de puissance et tant d’étendue ; jamais on n’aurait
vu naître le Jacobinisme en France. Car l’on peut soutenir comme vérité
incontestable que quand même la décadence de la religion et des mœurs causée par
les soi-disant philosophes, le mauvais état des finances et l’oppression dans
laquelle la Nation gémissait auraient amené enfin une Révolution, l’explosion
d’une telle Révolution ne serait pas arrivée dans nos jours, et qu’au moins elle
n’aurait pas été accompagnée des circonstances terribles que nous lui avons
vues, si cette malheureuse inoculation de l’Illuminatisme faite sur la
maçonnerie n’avait pas eu lieu.
Pour
mieux exécuter ce dessein important Knigge chercha des aides, et il en trouva un
des plus actifs et des plus distingués, même à l’Assemblée de Wilhelmsbad,
c’était Bode, homme de basse extraction et originaire
de Brunswick, où son père, qui avait été soldat, gagnait sa vie à faire des
tuiles. Dans sa jeunesse il avait été destiné à être joueur de fifre dans les
troupes du Duc ; il apprit ce métier et en obtint un brevet d’apprentissage dans
les formes. Comme il montra des talents pour les sciences, il trouva des
protecteurs qui l’appuyèrent ; Ainsi il quitta ce métier et s’adonna aux belles
lettres. Sans étudier régulièrement il y fit beaucoup de progrès aussi bien
que dans quelques langues vivantes. Il traduisit plusieurs livres de l’Anglais,
parmi lesquels Tristan Shandy et les voyages sentimentaux de Yorik sont les plus
remarquables. Il fut
aussi pour quelque temps marchand libraire à Hambourg après s’être marié
avec la veuve d’un libraire dont il continua le commerce. Mais après la mort de
sa femme il fut obligé de la quitter. Cependant il y avait acquis tant de biens
qu’il se vit en état de vivre, n’ayant point de famille. Comme les Allemands
sont fort avides de titres il se procura celui de Conseiller d’ambassade du Duc
de Weimar et à la fin celui de Conseiller intime du Landgrave de
Hesse-Darmstadt. Il mourut au commencement de l’an 1794 à Weimar où il avait
passé les dernières années de sa vie.
Cet
homme était un compagnon digne de Knigge. Quelque grossier et désagréable
que fût son extérieur il trouva pourtant des moyens de s’insinuer partout. Avec
les femmes il fit le rôle de bel esprit et de sentiments ; même dans sa
vieillesse il était encore le Factotum d’une certaine Baronne de Bernstorf. Tout
occupé de son mérite, à la manière de tous les autodidactes et des esprits
superficiels, il décida de tout et s’arrogea de donner le ton comme homme
d’importance. Ses talents pour l’intrigue et pour la calomnie étaient d’autant
plus dangereux qu’avec sa grossièreté il savait affecter une certaine bonhomie.
Il haïssait les Princes de tout son cœur ; mais quand il en avait besoin il ne
manquait pas de leur faire les plus basses flatteries, qui le plus souvent ne
furent pas prises pour telles à cause de la franchise avec laquelle il fit
semblant de les proférer. Pour la religion c’était un vrai fanatique ; il était
tout zélé pour le Déisme, et par conséquent déjà un Illuminé achevé, avant qu’il
se rangeât du côté de cette bande. Il avait été franc-maçon depuis longtemps
lorsqu’il embrassa le parti de l’Observance stricte nouvellement introduite
au monde maçonnique. Il fut fait Chevalier Templier sous le nom d’Eques a Lilio
convallium et parvint à la dignité de Commandeur.
Dans cette qualité il assista à plusieurs Assemblées maçonniques où il joua un
rôle des plus considérables. Son influence sur les loges dans la Basse-Saxe et
autre part était assez grande ; aussi était-il au nombre des députés envoyés à
Wilhelmsbad où dans plusieurs Comités il joua les premiers
rôles.
Si un
homme tel que Bode pouvait être gagné, l’Illuminatisme pouvait espérer de
l’emporter sur la maçonnerie, sans parler d’autres avantages qu’il pouvait tirer
de son association. C’est pour cela que Knigge qui avait déjà porté plusieurs
députés à signer des lettres reversales dans lesquelles ils promirent de
n’entreprendre rien contre l’Illuminatisme pendant cette Assemblée, s’adressa à
lui pour le faire entrer dans l’Illuminatisme ; ce qui fut fait
immédiatement après que l’Assemblée fût finie. Dans un rendez-vous qu’ils
eurent à Francfort, Bode se
méfia au commencement de cet Ordre et désira des preuves de ce que cette Société
ne soit l’ouvrage de la prêtrise et de la stupidité, comme il s’exprima. Il
voulut savoir avant tout qu’il n’y avait des Jésuites cachés au fond ; car il
avait déjà la fureur de voir des Jésuites partout, comme nous allons faire voir
ci-après. Il était facile de lui donner là-dessus les éclaircissements
nécessaires. Knigge lui fit présent des trois premiers Grades, savoir du Novice,
du Minerval et de l’Illuminatus minor ; il lui donna le nom d’Amelius ou d’Aemilius
et lui communiqua bientôt
après aussi le Grade d’Illuminatus
major. Bode trouva tout cela
fort beau et bien solide ; il promit à son tour, si l’on voulait lui apprendre
les dernières intentions de l’Ordre contenues et exprimées dans les mystères
supérieurs, de vivre et de mourir pour l’Illuminatisme, de lui procurer la
prépondérance dans le nouveau Système que l’Assemblée avait cherché à introduire
et de faire en sorte que des Illuminés fussent choisis pour directeurs de la
maçonnerie et que les loges de l’Observance stricte se devaient fraterniser avec
celles de l’Illuminatisme. Enfin il promit de faire part aux Illuminés de
toutes les notices qu’il avait recueillies touchant l’Ordre des francs-maçons et
des Rosecroix.
On
peut bien s’imaginer qu’on n’aura pas balancé de satisfaire les vœux d’un homme,
de la part de qui on pouvait attendre tant ; quand même la mission importante
qu’on lui donna après ne le prouverait. Aussi voit-on par la préface de l’Illuminatus
dirigens publié après
cela, que Bode avait bientôt après obtenu une place distinguée dans l’Ordre,
celle d’après Weishaupt et Knigge. Dès lors la prédiction de Knigge qu’il avait
faite en 1783 commença à être réalisée : « que si l’on voulait se fier à lui, il
procurerait à l’Ordre une puissance, à laquelle on ne s’attendrait pas ». Comme
Knigge continua de faire des recrues pour l’Ordre et qu’à ce dessein il s’en
alla lui-même trouver le Duc Ferdinand de Brunswick et le prince Charles de
Hesse-Cassel alors chef des
francs-maçons pour les faire donner dans le piège : Bode travailla aussi de tout
son pouvoir de sorte qu’outre les loges qui avaient accédé à la
Confédération Eclectique et qu’on avait fait accepter des Rituels altere
conformes à l’Illuminatisme, la plupart des loges maçonniques qu’il y avait en
Allemagne, tombèrent plus ou moins sous la domination de
l’Illuminatisme.
Il
fallait que les machinations perpétuelles des Illuminés fissent du bruit parmi
les francs-maçons, aussi découvrit-on une partie de leurs intentions dangereuses
à la Religion et à l’Etat. Knigge s’en aperçut et se plaignit déjà au mois de
mars 1783 de ce que les Rosecroix avaient un grand parti parmi les francs-maçons
en Schlesig, en Brandenburg, à Ratisbonne et autre part et que par là ils
devenaient chaque jour plus dangereux à l’Illuminatisme. La Grande Loge aux trois
Globes à Berlin qui depuis plusieurs années avait tenu
un rôle considérable dans la maçonnerie vit les progrès dé l’illuminatisme. Pour
les arrêter elle s’adressa aux loges de sa correspondance par des lettres
circulaires, dans lesquelles elle s’exprima de la manière suivante : « Maudit
soit le franc-maçon qui s’avise de saper la religion chrétienne et d’abaisser la
maçonnerie noble et sublime jusqu’à en vouloir faire un Système politique. Nous
ne disons rien du danger évident auquel on expose la maçonnerie par ces
démarches et qu’on armera tôt ou tard le bras séculier contre elle. Loin de
nous, malfaiteurs ! » On voit bien par là qu’on ne méconnaissait pas les deux
buts principaux que les Illuminés s’étaient proposés, et pour lesquels ils
travaillaient sans relâche. Cependant tout cela ne les empêcha pas de continuer
leurs opérations.
Mais
dans la même année de 1784 un grand orage s’en vint fondre sur eux ; ils furent
découverts et poursuivis par la Régence Electorale à München en Bavière. Les
Illuminés n’ont pas laissé de reprocher aux Jésuites d’avoir été les auteurs de
cette persécution. Si c’est le cas, il n’y a pas de quoi s’étonner, les
Illuminés ayant fait tous leurs efforts pour décrier les Jésuites, personne ne
saurait nier cela ; Knigge lui-même l’a avoué dans une lettre à Zwackh, où il
dit « qu’aux ordres de Weishaupt il a écrit contre les Jésuites et
persécuté des gens qui ne l’avaient offensé » ; il promit « de procurer aux
Illuminés un parti puissant contre les Jésuites ». (Supplément p. 112, 120.)
Jamais persécution n’aurait été plus juste ; car elle fut intentée à un complot
qui voulait renverser tout l’Etat et la Religion. Mais les Illuminés n’ont
jamais pu prouver l’imputation qu’ils ont faite aux Jésuites. Voilà la vérité
telle qu’elle est.
Vers
la fin de l’année 1783 le Conseiller de Chambre Utschneider, l’abbé Cosandey,
le Conseiller et Censeur Grünberger, l’abbé Kerner et le Professeur Zaupser
quittèrent l’Ordre des
Illuminés soit qu’ils y furent forcés par leur propre conscience, soit qu’ils
craignirent de se compromettre tôt ou tard par leurs liaisons avec cet Ordre de
Conspirateurs.
Il est incertain s’ils ont présenté eux-mêmes une dénonciation sur ce complot dangereux à la
Régence de Bavière, comme il aurait été de leur devoir. Il suffit d’observer que
depuis ce temps-là l’Electeur de Bavière apprit tant de choses touchant les
Illuminés qu’il publia le 22 juin 1784 une Ordonnance, dans laquelle il interdit
toutes les sociétés secrètes sans nommer les Illuminés. Les francs-maçons à
München, où les Illuminés avaient déjà commencé à se nicher, supprimèrent
bientôt après cette Ordonnance dans leur loge.
Peut-être
tout en serait resté là si en attendant quelques livres qui furent publiés
n’avaient pas donné l’occasion de faire de nouvelles découvertes. C’était le
Professeur Babo à München qui en fit le commencement.
Il publia encore en 1784 un traité sous le titre Uber Frey-maurer erste warnung
(Sur les francs-maçons
premier avis) il ne se nomma pas, mais il dit bien des choses désavantageuses
aux Illuminés. Ceux-là croyant que c’était l’ouvrage des membres qui avaient
quitté l’Ordre leur opposèrent une brochure à laquelle les accusés répondirent
vers la fin de l’année. Au commencement de la suivante (1785) ont vit paraître
une autre brochure contre les Illuminés, écrite dans un style nerveux ; le Comte
Joseph Fossing en était l’auteur. Les découvertes qui furent faites de temps en
temps déterminèrent l’Electeur d’ôter non seulement à Weishaupt, déjà connu pour
chef des Illuminés, sa charge de Professeur à Ingolstadt par un ordre de février
1785, dans lequel il fut appelé Maître fameux de loges, mais aussi de publier le
2 mars 1785 une Ordonnance plus rigoureuse contre les francs-maçons et contre
les Illuminés qui y furent nommés expressément. Ce fut par l’ordre de l’Electeur
et de l’Evêque de Freising, München étant de son diocèse que les abbés Cosandey
et Kerner furent obligés de faire leur déposition sur la constitution et la
forme intérieure de l’Ordre ; le premier le fit le 3 et le dernier le 7 d’août
1785. On reçut par là tant d’avis sur les intentions dangereuses de l’Ordre que
la Régence commençait déjà au mois de juin de faire des perquisitions exactes à
Ingolstadt, le siège principal des Illuminés ; elles furent continuées à München
au mois de juillet.
On aurait dû
présumer que les Illuminés eussent été effrayés par ces démarches de la Régence.
Mais on voit par une nouvelle Ordonnance de l’Electeur du 16 août qu’ils
continuaient leurs manœuvres secrètes et qu’ils faisaient de nouvelles recrues
et des collectes ; aussi voit-on par là qu’ils avaient étendu leur influence
jusque sur les différents bureaux aussi bien que sur les Cours de justice de
l’Electorat et qu’ils y avaient su se procurer un parti prépondérant. Ils
poussèrent même l’audace à nier tout ce qui avait été dit contre eux dans des
écrits publics et à attaquer même les Ordonnances de l’Electeur. C’est pour cela
qu’ils furent menacés dans cette Ordonnance d’amende et d’autres sortes de
châtiments et qu’on y promit la foi du secret et des récompenses à leurs
dénonciateurs.
Outre
les dépositions des abbés Cosandey et Kerner, le Conseiller Utschneider en fit aussi
une signée
par l’abbé Cosandey et le Professeur Grünberger comme témoins ; elle fut
faite devant la Régence et était entièrement conforme aux confessions des deux
abbés ci-dessus mentionnés. C’est par là que la Régence reçut un détail exact et
sûr des principes, desseins, moyens et ruses dangereuses de la conspiration des
Illuminés en tant que les connaissances de ces hommes s’étendaient. C’est une
chose fort remarquable, que dans dépositions il était dit qu’alors
l’Illuminatisme était déjà répandu non seulement en Autriche, en Saxe et aux
Environs du Rhin mais aussi en Italie surtout à Venise, aussi bien qu’en France et même dans
l’Amérique. Pour ce qui regarde les
pays allemands, la chose est sûre selon ce que nous avons raconté ci-dessus.
Pour l’Italie et Venise elle est au moins
vraisemblable, la haute Allemagne ayant eu toujours beaucoup de connexions avec
l’Italie et surtout avec Venise par le moyen des villes d’Augsbourg et
d’Insbruck où les Illuminés s’étaient déjà nichés. Pour la France enfin, il faut que les
Illuminés aient eu déjà en 1782 des vues sur elle parce que Knigge dit en
juillet de cette année, dans un rapport qu’il fit à Weishaupt : « mon avis
est de ne rien entreprendre pour à présent en France avant que d’être débarrassé
des affaires qui m’occupent maintenant, je ne saurais exécuter les projets qu’on
a faits par rapport à l’Alsace
et la Lorraine »
(supplément p. 194).
Outre
les découvertes faites jusqu’ici par des voies ordinaires, la Providence
elle-même sembla vouloir coopérer immédiatement à mettre ce mystère d’iniquité
dans un plus grand jour. Un prêtre nommé Lanz, membre du complot et chargé de faire un
voyage en Silésie, fut tué par un coup de foudre au mois
de juillet 1785 à Ratisbonne, à côté de Weishaupt dont il avait voulu
probablement demander des instructions ultérieures comme du chef de la bande. On
lui trouva en effet une instruction pour son voyage dans laquelle il lui avait
été enjoint de visiter les loges dans les environs par où il passerait et de
s’informer de leur constitution et état actuel, surtout si elles connaissaient
le Système des Illuminés et quels étaient leurs sentiments sur la persécution
des francs-maçons en Bavière.
Cette découverte fut le signal d’une inquisition générale et de la punition de
Illuminés. A Ingolstadt on avait déjà destitué de leurs emplois le Grand Juge de
la Ville Fischer,le bibliothécaire Drexl et le répétiteur Duschel. On
les avait en même temps obligés de quitter la ville ; aussi avait-on relégué le
Baron de Frauenburg avec quinze autres étudiants de
l’Université. Dès lors, les perquisitions et les punitions devinrent générales.
Le Comte Sarcioli et le Marchese Costanza furent démis
de leurs charges ; ils obtinrent une pension annuelle à en jouir en Italie, d’où
ils étaient et où ils se rendirent en conséquence. Le Chanoine Hertel (Marius)
fut suspendu de son bénéfice ; le Baron Meggenhosel Officier
dans les troupes de l’Electeur fut congédié. Plusieurs chefs de cette bande
tels que le Professeur Bader,le Conseiller de Cour Zwackh,les Barons d’Ecker et de
Mongellaz, les Conseillers de Révision de Wernher Berger,les Conseillers de Collège
Socher, Fronhöfer et Bücher, l’apoticaire Wörz, le Conseiller de Chambre Massenhausen,
l’Ecclésiastique séculier Milbiller à München, pas encore prébendé et
quelques-autres de même trempe furent obligés de paraître devant la justice, et
après cela ou emprisonnés ou déposés de leurs emplois ; il y en avait aussi qui
prirent le parti de se soustraire à la justice par la
fuite.
On
mit la tête de Weishaupt à prix et
donna ordres à tous les officiers commandant dans les pays de se saisir de sa
personne aussitôt qu’on pourrait l’attraper. Pour lui, il était alors tantôt à Nuremberg,
tantôt à Erlanguen et à la fin à Ratisbonne. Comme il craignait de tomber enfin dans
les mains de la justice il se réfugia à Gotha, où il obtint du Duc une pension et le
titre de Conseiller de Cour ; c’est là où il demeure encore.
Lorsqu’on visita suivant les ordres de l’Electeur la maison du Conseiller de Cour Zwackh
on y trouva un grand nombre de documents originaux fort remarquables et imprimés
après par ordre de l’Electeur sous le titre Ecrits originaux de l’Ordre des Illuminés.
De même on trouva à une autre visitation faite dans le château du Baron
de Bassus à Sandersdorf un gros paquet de
documents qui furent aussi imprimés par ordre de l’Electeur sous le titre :
Supplément aux écrits originaux de la
Secte des Illuminés. (L’électeur de Bavière : Il y avait déjà vingt-cinq ans, le même
prince étant électeur palatin et étudiant encore à Manheim un de ses ministres lui
proposa de pensionner et d’avoir à sa cour les prétendus grands hommes,
c’est-à-dire tous les philosophes du siècle dont il lui offrit la liste, de les
pensionner et de les avoir chez lui ; ajoutant combien cela servirait à sa
gloire ; plus que Louis XIV, etc. Ce projet plut au prince il y consentait, mais
il consulta quelques Jésuites qui lui dirent que tout cela aboutirait à
multiplier l’athéisme et à renverser les trônes. Il reconnut l’erreur, et comme
il est prince religieux, il renonça à ce projet. Anecdote sûre, je la sais de M.
Singerwerfer à qui ce ministre
l’a dite lui-même en présence d’un Prince que M. Singerwerfer n’a pas voulu me
nommer.)
Les
Illuminés qui s’étaient sauvés de la Bavière ou qui en furent exilés et
dispersés dans les autres provinces d’Allemagne ne manquèrent pas de
relever leur innocence et de colorer leurs méchancetés horribles aussi bien que
de maltraiter l’Electeur et sa Régence d’une manière inouïe. Ils n’avaient pas
honte de feindre d’avoir offert à l’Electeur leurs papiers, mais qu’il avait
refusé de les voir. Cependant on voit le contraire dans leurs propres
lettres imprimées après, et il est prouvé que leur intention n’était que de
tromper ce Prince par des copies falsifiées, en cas qu’ils fussent forcés de
montrer leurs papiers, c’était aussi le but de Weishaupt lorsqu’il publia en
1787 une justification de ses intentions et un Système
perfectionné ; il voulait tromper le public. Mais ses propres lettres imprimées
dans les Ecrits originaux réfutent sa prétendue justification à
chaque page ; et pour ce qui regarde le Système perfectionné, tout le monde le
prit pour un ouvrage inventé après pour pallier le Système vrai et antérieur ;
aussi n’était-il pas introduit auparavant, comme Knigge lui-même a avoué dans
Eclaircissements sur ses liaisons avec les Illuminés, 1788 (Philo’s endliche Erklaerung
p. 96). De l’autre côté, il parut peu à
peu un grand nombre d’écrits contre les Illuminés, que ceux-ci trouvèrent plus à
propos de jouer, en attendant, les opprimés, de se taire et de faire par là
oublier les reproches qu’on leur avait faits, et de travailler en récompense
sourdement à la conservation et propagation de l’Ordre, que de donner lieu à des
découvertes et poursuites ultérieures.
Si tous les Princes allemands avaient daigné faire la même attention à
l’Illuminatisme que l’Electeur palatin de Bavière y avait faite, cette bande
dangereuse n’aurait pas pu se répandre si loin, ni causer tant de maux qu’elle
en a causés après. Le mystère d’iniquité étant assez découvert dans les Ecrits originaux,
on pouvait savoir les principes et les
intentions de cette Secte ; aussi l’expulsion des Illuminés de la Bavière avait
fait assez de bruit. Mais les Princes firent peu ou plutôt ils ne firent rien du
tout. Outre les Ordonnances de l’Electeur de Bavière contre les Illuminés on
n’en a vu paraître qu’une seule, celle du Prince Evêque de Ratisbonne, publiée
le 31 de mai 1787. Tous les autres Princes et Magistrats crurent les sociétés
secrètes trop au-dessous d’eux pour s’en informer ; ou ils étaient entourés de
gens auxquels il importa de les en empêcher, ou ils étaient déjà gagnés pour
cette Confédération exécrable à un tel point qu’ils regardèrent les Illuminés
comme leurs frères persécutés, qui méritaient plutôt leur protection que d’être
opprimés.
Cela paraîtra peut-être incroyable quand on considère que les Princes devaient voir
absolument que les Illuminés étaient leurs plus grands ennemis parce qu’ils
s’avisaient de les déclarer tous Usurpateurs et Despotes dont au moins on
pourrait se passer aisément et que si la religion dont les Illuminés
étaient ennemis jurés était une fois renversée, la chute des trônes y
succéderait bientôt, mais malgré tout cela la chose ne laissa pas d’être vraie.
Le Duc de Saxe-Gotha était membre de l’Ordre sous le nom de Timoleon et le Prince Auguste, son
frère, sous celui de Walther-Fürsh. Voilà pourquoi Weishaupt obtint une
pension et un titre de la part du Duc. Le Duc de Saxe-Weimar portait le nom d’Aeschylus,
un autre celui d’Aaron. Plusieurs autres Princes
régnants ou apanagés étaient de l’Ordre. On sait aussi l’artifice dont les
Illuminés usaient quand ils avaient envie d’attraper des Princes. Ils leur
présentèrent des Grades faussés, dans lesquels tout ce qui pouvait les offenser
était ou omis ou revêtu si bien de certaines maximes et lieux communs qu’ils ne
pouvaient pas pénétrer la vérité. Les Princes ayant donné une fois dans le
panneau étaient trop jaloux de leur honneur pour se donner un démenti. Les
Illuminés savaient bien cela ; encore savaient-ils que la première curiosité
étant une fois satisfaite, les Princes se soucieraient peu des choses qu’ils
avaient cherché à connaître au commencement avec tant d’envie. C’est ainsi que
les Illuminés échappèrent non seulement aux suites fâcheuses, mais qu’ils
trouvèrent aussi des protecteurs, sous lesquels ils continuèrent de faire leur
métier.
Bien
loin qu’après le bannissement des Illuminés de la Bavière cet Ordre eût été
dissous, selon le bruit que ses partisans ont fait courir, il fut répandu de
jour en jour plus loin ; à quoi l’influence sur la maçonnerie que Bode (Amelius)
et Knigge (Philo) lui
avaient procurée a sans doute contribué le plus. Il n’y a presque point de ville
de quelque importance où les Illuminés n’eussent établi dès loges entières ou du
moins augmenté leur Confédération de quelques membres. Ils inventèrent même pour
cela un nouveau moyen. Autrefois l’entrée dans un Ordre secret était accompagnée
d’une réception formelle, mais ils trouvèrent bon de demander, au lieu d’un vœu
formel à la réception, des lettres reversales de la part de nouveaux membres,
contre lesquelles on leur envoya les Grades et les instructions nécessaires.
C’est ainsi qu’on faisait maintenant les Illuminés!
Knigge quitta
l’Ordre le premier de juillet 1784, après lui avoir promis de garder le silence
et de ne rien faire de contraire aux intentions de l’Ordre. Il reçut en
récompense une décharge remplie de remerciements pour les services qu’il avait
rendus. C’était des querelles entre lui et Weishaupt qui avaient donné lieu à
cette démarche ; Knigge ne pouvait souffrir personne au-dessus de lui-même et
Weishaupt ne voulait point d’égal. Il est vrai que Knigge ne se mêla plus de
recevoir de nouveaux membres comme auparavant ; mais il ne cessa pourtant
pas de travailler dans les intentions de l’Ordre. Il lui avait été fort
utile tant par l’influence qu’il lui avait procurée sur la maçonnerie que par
l’engagement de Bode ; il continua de lui rendre de temps en temps des services
pas moins importants.
Un certain Leuchsenring du Duché de
Deux-Ponts, Inspecteur des Princes de Hesse-Darmstadt et après, Gouverneur d’un
gentilhomme à Berlin d’où il fut ensuite exilé parce qu’on l’avait découvert
émissaire de la propagande et espion des révolutionnaires en France - ce
Leuchsenring était membre de l’Ordre déjà depuis 1781 où il portait le nom de
Leveller. Les Illuminés se servaient de lui comme
fanatique et grand parleur, qui savait l’art de s’insinuer partout. Ils
l’envoyèrent entre autre à Hannovre où il cherchait en vain à engager le
Chevalier de Zimmermann et à Neuwied pour y veiller aux intérêts de l’Ordre.
Mais ce fut à Berlin où Leuchsenring lui rendit un des plus grands services ; ce
fut principalement par son moyen que Nicolaï marchand libraire, Biesler, bibliothécaire
du Roi et Gediske Conseiller du Consistoire furent gagnés
pour la Confédération des Illuminés. Bode avait déjà des liaisons avec ces trois
hommes ; elles devinrent plus étroites et plus fortes par le nœud de
l’Illuminatisme.
Nicolaï avait
conçu longtemps auparavant le projet de détruire le Christianisme. Comme on y
travaillait en France par l’Encyclopédie, Nicolaï fit de même par la
bibliothèque allemande universelle qu’il donna au public. Elle s’étendait
sur tous les départements de la littérature et comme il y avait parmi les
savants qui y travaillaient, plusieurs qui n’étaient pas du Complot cet
ouvrage était recommandable à différents égards. Mais pour ce qui regarde la
Religion et la Théologie son but ne tendait qu’à frapper peu à peu toutes les
doctrines du Christianisme et d’élever le Déisme. C’était Nicolaï lui-même qui
en avait fait le plan conjointement avec le fameux Juif Moses Mendelsohn de Berlin.
Il n’y
suffit que trop, tant par les sophismes qui furent mêlés dans les critiques de
livres que par les éloges ou par les reproches qu’on y prodiguait aux auteurs, à
mesure que leurs écrits étaient conformes ou contraires au plan de cet Ouvrage.
Depuis la Religion chrétienne, en Allemagne, a reçu de rudes secousses.
Nicolaï était en même temps libraire, rédacteur, directeur et auteur de la
bibliothèque ; aussi inséra-t-il une bonne partie de critiques de sa façon ; il
obtint beaucoup de connexions littéraires par le grand nombre de savants qui y
travaillaient, et par là une grande influence sur la littérature en Allemagne ;
ce qui fut d’autant plus funeste qu’il était homme sans pareil en effronterie,
orgueil, fierté, avarice et ruse malicieuse. Il fut agrégé à l’Illuminatisme
sous le nom de Lucien ; toute la clique littéraire dont il était chef, fut
gagnée avec lui, et la Bibliothèque devint le véhicule par lequel les
Illuminés répandaient partout leurs principes et s’emparèrent de la
domination sur l’opinion publique. Outre cela ils établirent encore deux autres
fabriques littéraires pour le même but ; la première était la Gazette universelle de
littérature publiée à Genève et appuyée
principalement par les Illuminés de Weimar où Bode faisait sa résidence ; la
seconde était la Gazette universelle
de littérature de Salzbourg, dont Hübner un des principaux Illuminés était
l’auteur et le rédacteur. Les autres gazettes littéraires se mirent peu à peu de leur
côté ; ce furent des Illuminés qui les publièrent ou qui y travaillèrent.
Plus, un certain ex-Docteur de théologie, nommé Bahrdt, fameux par sa vie dissolue et
par ses impostures et mort à la fin comme cafetier à Bassendorf près de Halle.
Illuminé (voyez Philo’s Endliche
erklaerung p. 132) et encouragé par Dittfurth (Minos) et d’autres Illuminés, projeta
vers l’an 1786 une Union allemande, comme il la nommait, pour mettre tout le négoce de
livres dans les mains des Illuminés, de sorte qu’aucun livre, qui n’avait pas reçu
l’approbation de l’Ordre, ne devait être imprimé, ni loué dans aucune gazette littéraire,
ni lu dans les sociétés ou cercles de lecture dont il y avait un grand nombre en Allemagne
et dans lesquels les Illuminés s’étaient glissés secrètement comme directeurs.
Si ce projet avait réussi, le public n’aurait pas vu d’autres livres que dans l’esprit
de l’Illuminatisme et l’Ordre aurait acquis l’empire le plus despotique sur
l’opinion de la Nation, mais le projet fut découvert de bonne heure (voyez Mehr
Noten als Text oder l’Union allemande 1789) et échoua principalement parce qu’on
avait mis à la tête un imposteur et fanfaron aussi fameux que Bahrdt. Cependant on
fit usage de plusieurs maximes contenues dans ce projet. On établit secrètement un fonds pour
dédommager les libraires forcés par les Supérieurs de l’Ordre de supprimer un
livre, qu’ils avaient fait imprimer sans les avoir consultés auparavant comme il
est à voir dans le Journal de Vienne (Wiener Zeitschrift).
L’influence prépondérante et presque universelle, que l’Illuminatisme avait gagnée sur
la littérature devint de jour en jour plus visible. Ses principes dangereux tant
à la Religion qu’à l’Etat, furent répandus dans des écrits de tous genres, même
dans des Voyages et des Romans, publiés par Bode, Nicolaï, Knigge, Bahrdt et
quelques autres ; mais le grand Théâtre de l’illuminisme était les journaux parmi lesquels
celui de Berlin commencé en 1784 se distinguait le plus. Les deux Illuminés Biesler et
Gedike se nommaient comme éditeurs à sa tête ; mais il y en avait qui restaient derrière
le
rideau, tels que Bode, Nicolaï et Leuchsenring. Ces cinq hommes en étaient les chefs ;
ils avaient fait le projet de faire du bruit par ce Journal tout formé d’après
les principes de l’Illuminatisme (voyez la vie de Zimmermann par Tissot p. 98)
non seulement dans l’Allemagne mais aussi dans les pays voisins.
Avant
que d’entrer dans l’Ordre, Bode avait déjà en tête la fantaisie que les Jésuites étaient cachés
derrière la Franche-maçonnerie ; il avait composé un petit traité en langue
française sous le titre d’Examen impartial qu’il fit circuler
en manuscrit pour répandre cette opinion. Il est incertain d’où lui est venue
cette chimère ; si c’est qu’il était devenu mécontent de l’Observance stricte ne
pouvant pas par elle parvenir à l’Autorité et aux Prébendes dont il s’était flatté ;
ou si c’est par d’autres raisons qu’il a conçu ce soupçon mal fondé. Il suffit de dire qu’il
trouva dans les Illuminés après avoir fait leur connaissance, des hommes qui haïssaient les
Jésuites aussi bien que lui et que par conséquent Bode trouva fort à son gré. On
pouvait se servir de manière différente mais toujours avantageuse à
l’Illuminatisme de l’opinion que les Jésuites haïs depuis longtemps des
Protestants et décriés parmi les Catholiques ne cessaient pas d’opérer partout
et de toutes leurs forces quoique d’une manière invisible.
De tous les partis
maçonniques il n’y avait point de plus contraires à l’Illuminatisme que ceux
qui, outre les premiers trois Grades, avaient introduit un Système comme les
Templiers, les Rosecroix, les Philalèthes et les maçons suédois. Pour les rendre
suspects et odieux il n’y avait point de moyen plus efficace, que de prétendre
que leurs Systèmes n’étaient rien autre chose que l’Ouvrage des Jésuites, qui
les avaient inventés et les dirigeaient encore. On avait formé le dessein
d’anéantir la Religion ; pour en venir à bout on se servit de la fausse
supposition du Catholicisme et Jésuitisme secret comme d’un remède souverain
contre le Christianisme à l’avantage du Déisme. On traita non seulement de
superstition catholique les prophéties, les miracles, l’existence des Esprits et
des Anges et par degrés tout ce qu’il y avait de positif dans le Christianisme ;
mais aussi dépeignit-on tous ceux qui osèrent encore soutenir ces doctrines,
comme des hommes faibles et dirigés par les Jésuites même à leur
insu.
On voulait dominer par la littérature ; la même supposition pouvait y contribuer ;
on n’avait qu’à décrier tous les écrivains qui ne pensaient pas selon le Système
de l’Ordre comme adhérents des Jésuites. On voulait ruiner tant le Catholicisme
que le Protestantisme en Allemagne ; il ne fallait qu’exciter l’un contre
l’autre pour que comme Voltaire dit de la canaille jésuitique et jansénique, la
canaille protestante et catholique se dévorassent l’une l’autre à la manière des
araignées. Pour cela il n’y avait plus de moyen plus sûr que le prétexte que les
Catholiques cherchaient à saper sous main le Protestantisme et que les
Jésuites avaient des émissaires partout, même parmi les Protestants. Les
Jésuites étant généralement décriés comme ennemis des Princes, même comme
Régicides, quel Prince aurait pu deviner que les Ecrivains illuminés, qui écrivaient
tant contre les Jésuites régicides, puissent former des desseins contre les Princes
eux-mêmes.
Telle était la cabale horrible entamée par ce Complot, dont Bode, Nicolaï, Biesler, Gedike,
Leuschenring étaient les chefs. Les voyages de Nicolaï étaient remplis de cris contre les
Jésuites et leurs machinations secrètes ; mais le dépôt principal de ces fausses
alarmes était le Journal de Berlin.
Bode y fournit les traités principaux sur cette matière. Biesler et Gedike les embellissent
moyennant la malice, les sophismes et la chicane dont ils étaient maîtres. Plusieurs autres
écrivains du Complot appuyèrent cette fausseté ; tels que Knigge lui-même dans
sa brochure sur les Jésuites francs-maçons et rose-croix publiée en 1781
sous le nom d’Aloyse Mayer dans laquelle il n’avait fait pourtant
que préluder et plus amplement dans les Mémoires pour servir à l’histoire de la
Franche-maçonnerie (Beiträge zür Geschichte des Freymaurer ordens) un certain
Recteur Ostertag à Ratisbonne
dans sa représentation du Jésuitisme moderne (Darstellung des heutigen
Jesuitismus) le Professeur Wunsch à Francfort-sur-l’Oder dans son traité sur les mystères
des Hébreux et plusieurs autres qui ne faisaient que répéter ce que les chefs avaient
avancé. Bode poussa même les choses si loin qu’il envoya au fameux Bonneville
dont il avait fait la connaissance à l’occasion des traductions françaises de
l’allemand, que celui-ci donna au public à Londres où il était alors, des
matériaux pour procurer d’un autre côté de la foi à cette fausseté. Voilà l’origine
de son livre fameux Les Jésuites chassés de la Maçonnerie dont
Bode fit après cela une traduction allemande.
On calomnia, surtout dans le Journal de
Berlin, plusieurs savants revêtus de charges considérables, et même des
Princes et des Princesses allemandes comme Catholiques secrets ; on eut le
front d’en nommer quelques-uns. Les gazettiers littéraires alliés aux Illuminés
s’exercèrent dans le même ton. Le public allemand surpris par un cri si
universel et ne pouvant s’imaginer qu’on pût avoir l’effronterie de
répandre un mensonge inventé exprès, crut qu’au fond il y eût quelque chose de
vrai et fut trompé ; les Protestants craignirent déjà de retomber sous la
domination du Pape ; mais les Illuminés rirent sous cape jusqu’à ce que
l’imposture fût assez découverte par les controverses littéraires qui en étaient
survenues, et que ce spectre fût enfin chassé par un persiflage ingénieux du
théâtre infesté assez longtemps par son apparition.
Quoique le faux bruit sur les Jésuites cessât, les Illuminés continuèrent pourtant
à opérer dans le monde littéraire et à disséminer partout leurs principes
exécrables sur la Religion et l’Etat, sur les Princes et les Prêtres, pour les
rendre méprisables et odieux au Peuple. A l’heure qu’il est, la littérature
allemande gémit encore sous la domination despotique et invisible de cette bande
infernale, qui ne laisse pas de recommander tout ce qui est conforme à ses
sentiments et à ses intentions, et de décrier ou de supprimer tout ce qui lui
est contraire. Dans la France même, on n’était pas allé si loin avant la
Révolution. S’il n’y a pas moyen d’empêcher ces progrès, on doit prévoir et
craindre une Révolution universelle en Allemagne par rapport à la Religion et à
la Constitution. Il est vrai qu’elle ira à pas lents, mais elle viendra sûrement
pourvu que l’explosion n’en sera pas hâtée par un accident comme en
France.
Les Illuminés allemands étaient occupés, comme nous avons vu, depuis 1782 à répandre leur
Ordre de plus en plus, à lui procurer une entrée libre à la Maçonnerie pour la
subjuguer, à rendre l’influence qu’ils avaient déjà sur la littérature et
par conséquent sur l’opinion publique, enfin universelle et à réparer la perte
qu’ils avaient faite en Bavière. Après l’orage qu’ils avaient essuyé en Bavière,
ils ne prirent rien plus à cœur que la continuation de leurs machinations en
secret, pour persuader au monde que l’Ordre n’existait plus. Quoique leurs
opérations fussent calculées principalement pour l’Allemagne, la patrie de
la Secte, ils ne négligèrent pourtant pas les pays voisins. Il fallait bien
étendre les opérations sur les pays étrangers pour venir à bout de la
Réformation générale qu’ils avaient projetée et pour procurer à l’Ordre l’empire
sur le monde entier.
Dans la Suisse ils avaient déjà en 1782 quelques prosélytes (supplément p. 164). En 1783,
ils se mirent à opérer en Italie par le moyen d’Insbrück ; ils avaient envoyé un émissaire
exprès à Milan (supplément p. 178-179). Pour ce
qui est de l’Angleterre, ils avaient destiné un certain Röntgen,
ministre protestant à Petsram dans la Frise orientale, à être envoyé selon la
relation de Kröber (Agis) alors gouverneur des enfants d’un Comte de Stolberg à Neuwied,
tout droit à Londres pour illuminer les Anglais depuis les pieds jusqu’à la tête.
Aussi avait-on déjà en 1782 des projets sur la France ; mais Knigge conseilla alors d’attendre
encore pour quelque temps (supplément p. 194). Enfin on en parvint aussi à bout.
Ce fut Mirabeau qui ouvrit le premier à l’Ordre l’entrée en France. Pendant son séjour à
Berlin il fit la connaissance des Illuminés de cette ville, particulièrement de Nicolaï,
Leuchsenring, Biester, Gedicke, qui lui fournirent plusieurs avis et anecdotes publiés après
dans sa fameuse correspondance secrète concernant la Constitution de la Prusse depuis
le règne de Frédéric-Guillaume II. A Brunswick il fit la connaissance du fameux
Mauvillon alors Professeur au Carolinum, auparavant Professeur à Cassel où Knigge l’avait
mené à l’Illuminatisme peu de temps après qu’il y était entré lui-même. Depuis ce
temps-là, Mauvillon et Mirabeau entretinrent la plus étroite amitié, de sorte
que Mauvillon prit part aux écrits que Mirabeau composa, surtout au grand
ouvrage sur la Monarchie prussienne. C’est l’Archi-Illuminé Mauvillon qui a initié Mirabeau
dans tous les mystères de l’Ordre. On jugera bien par l’état politique de la France, par les
préparations que les soi-disant Philosophes et les bandes de Voltaire et de Rousseau y avaient
faites déjà depuis plusieurs années, par le caractère de la nation si sujette à prendre feu et
à passer à des extrêmes, qu’il n’y avait point de nation plus propre, avec laquelle on pourrait
commencer le grand oeuvre d’une Réformation générale. Si l’on pouvait
réussir en France, on pouvait être sûr qu’une nation si vaine, si active et qui
surpasse toutes les autres en fait d’intrigues, ferait tous ses efforts pour
illuminer, et ce qui est la même chose, pour faire révolter aussi d’autres nations, qui
presque toutes aiment à imiter la française.
Il y avait encore une autre raison pour laquelle on pouvait espérer de réussir dans
ce projet. L’Illuminatisme ne pouvait ni s’étendre ni opérer avec sûreté, que
sous le masque de la Maçonnerie.
Aucun pays ne contenait un si grand nombre de francs-maçons que la
France, où depuis plusieurs années la Maçonnerie était à la mode. Il y avait 266
loges qui reconnaissaient le Duc d’Orléans pour leur Grand-maître. Outre
celles-là il y en avait qui suivaient le système de l’Observance stricte venu de
l’Allemagne ; d’autres qui avaient obtenu leur Constitution de l’Angleterre, plus
quelques-unes qui étaient du système Philalèthes, dont St-Martin, Willermoz, Chappe de
la Henrière et Savalet de l’Ange étaient les chefs, la loge des Amis réunis était la loge
principale. Encore y avait-il un grand nombre de loges, ni constituées ni
fondées dont les membres ne se rassemblaient que pour des réceptions et pour la
célébration de la St-Jean. Quelle masse énorme ! Que ne pouvait-on en espérer si
l’on trouvait moyen d’y mettre le levain de l’Illuminatisme pour produire une
fermentation. Et qu’il était facile de faire cela insensiblement, le nombre
de loges et de francs-maçons étant si grand ! Ce projet fut encore facilité par
les circonstances. Il n’en était pas de même de la maçonnerie française comme de
l’allemande et de l’anglaise. Les Anglais se tiennent fermement à leurs trois
Grades ; ils ne passent par autre. Les Allemands avaient bien reçu quelques
Grades de plus mais en même temps ils n’avaient pas manqué d’établir des
Systèmes fixes. Aussi ne permettaient-ils ni changements, ni additions. Les
principaux étaient celui de l’Observance stricte et celui de Rosecroix. Voilà pourquoi
les Illuminés étaient ennemis déclarés des Rosecroix. Pour l’Observance stricte,
ils ne cessaient pas leurs intrigues jusqu’à ce qu’ils l’avaient ruinée et
introduit la maçonnerie éclectique, qui permettait un espace libre à leurs
machinations. Mais c’était toute autre chose en France. Si l’on excepte un petit
nombre de loges en France qui avaient leur Constitution de l’Angleterre, ou qui
suivaient le Système de l’Observance stricte, il n’y en avait pas une qui eût
suivi un Système ferme et solide. Chacune permettait l’introduction de nouveaux
Grades et de nouveaux mystères. C’est pourquoi le Duc d’Orléans avait fait
mettre sur la porte de la loge du Contrat Social, dont il était
Grand-maître et qui s’assemblait dans la rue Coq héron, cette inscription : chacun y porte
son rayon de Lumière ! Même le Système des Philalèthes souffrait des
changements et des additions. La loge des Amis réunis s’était faite la loi de
recueillir tous les Systèmes maçonniques qu’on pourrait trouver, pour essayer
s’il n’était pas possible de faire avec le temps de ces Systèmes différents un
Tout proportionné et harmonique.
Outre cela la loge des Amis réunis ayant été mise au ban et ne voulant pas avoir pour
ennemie la loge principale à laquelle le Duc d’Orléans présidait, s’était vue
dans la nécessité de se soumettre.
Telle était la situation de la maçonnerie en France. Les Illuminés allemands la
connaissaient fort bien aussi connaissaient-ils l’esprit de la Nation et son
état actuel par rapport au gouvernement, à la religion et aux mœurs. Ils
pouvaient être sûrs qu’on ferait bon accueil à l’Illuminatisme ; ainsi le projet
que Mirabeau et Mauvillon avaient fait d’illuminer la France et que Bode avait aussi
embrassé, fut applaudi généralement. Les temps dont Knigge avait parlé lorsqu’il avait
dissuadé de ne rien entreprendre en France, étaient passés ; aussi Knigge
n’était plus de la direction de l’Ordre. On résolut donc d’envoyer deux Apôtres
en France. Quelques hommes de qualité et riches, membres de cette belle
Confédération furent persuadés de pourvoir aux frais du voyage. Pour cette
ambassade, il fallait des hommes parfaitement bien initiés dans tous les
mystères de l’Ordre ; des Enthousiastes tout prévenus de ses projets, des
intrigants bien versés dans tous les artifices de la Société ; des rusés
capables de se donner l’air de bonhomie et qui en même temps n’étaient empêchés
de se charger de cette mission importante, ni par leur situation, ni par leurs
familles, ni par leurs emplois. Le choix tomba sur le cher frère Bode lui-même ;
on lui donna un adjudant dans la personne du Capitaine von den Bussche, favori
de Knigge qu’il avait engagé à l’Ordre déjà en 1781 et l’honora du nom de Bayard. Tous
les deux partirent pour Paris en 1787 munis de lettres de recommandations de la part de
l’Ordre. Ils commencèrent leurs opérations honnêtes suivant le conseil de Mirabeau dans la
loge du Contrat Social. Le Maître en chaire était alors un certain de Leutre ;
cet homme n’était ni plus ni moins qu’un franc aventurier qui, à Avignon où il demeura
auparavant, s’était si brouillé avec la Justice qu’elle se vit dans le cas de le condamner à
y être pendu. A quoi il avait pourtant le bonheur d’échapper, on ne sait pas par quel
moyen. Il s’en vint à Paris pour chercher aventures ; il était assez heureux d’y
trouver une place, celle de Mouche de La Palice. Mais son occupation principale était la
maçonnerie. C’est par là qu’il fit la connaissance du Marquis de Chabannoïs, de Bignon,
Bibliothécaire du Roi, du Comte de Balbi, du Marquis de la Salle, qui lui confia la direction
de sa fabrique de faïence à St-Denis où le Marquis perdit de grandes sommes pendant
que de Leutre en gagna autant et de plusieurs autres qui se flattaient
d’apprendre bien des secrets par son moyen et auxquels de Leutre estorqua
beaucoup d’argent ; et enfin du Duc d’Orléans lui-même. Sous les auspices de cet
homme intrigant on érigea la loge du Contrat Social, pour l’inauguration de laquelle la
chanson célèbre Chantons du Sage le vrai bonheur, fut composée et mise en
musique. De Leutre étant regardé comme possédant tous les secrets
maçonniques fut fait Maître en chaire dans cette loge dont le Duc d’Orléans
était Grand-maître, lequel voulait bien être regardé comme chef de tous les
maçons français.
Le Système que cette loge avait eu jusqu’alors ne différait que peu de celui qui
régnait dans la plupart des loges françaises, quoique de Leutre l’eût embellie
de quelques rêveries magiques, théosophiques et cabbalistiques de sa façon.
Les principaux membres de cette loge, outre ceux que j’ai nommés ci-dessus
étaient le marquis de La Fayette, Eprémenil, le Duc d’Aiguillon, l’abbé Fauchet,
l’abbé Bertolio, Bailly, Sieyès, Morel, Menou, St-Fargeau, Mirabeau, Bonneville, Desmoulins,
Danton, le Chartreux Dom Gerles, Cerutti et Robespierre dont pourtant quelques-uns y avaient
accédé après ceux-là. Il s’entend que les deux Apôtres allemands ne
communiquaient pas leurs secrets importants à toute la loge assemblée ; on
décerna une commission des Elus exprès pour cela. On entra dans des négociations
formelles et les Envoyés ne manquaient pas de faire rapport à leurs illustres
Commettants, presque chaque jour de poste, des progrès de ces négociations. En
effet, elles duraient plus longtemps qu’on n’avait pensé d’abord. Les Envoyés
étaient obligés de rester encore quelque temps à Paris sans avoir reçu le
passeport pour leur départ. Ainsi, ce fut la loge du Contrat Social qui reçut la
première les secrets de l’Illuminatisme par les deux Apôtres
allemands.
On croira peut-être qu’un Système tel que celui des Illuminés n’ait pas trouvé
l’entrée dans une loge qui s’était occupée jusqu’ici à des choses bien
différentes. Mais qui ne sait que les hommes aiment à passer d’un extrême à
l’autre et combien il est facile aux Français de faire un tel pas ! Il était de
la curiosité dans tous les francs-maçons de ne pas laisser passer une occasion
si favorable de faire de nouvelles découvertes sur des mystères inconnus. Aussi
y était-on assez préparé et les Envoyés étaient pourvus de tout ce qui pouvait
procurer un accueil favorable à leurs propositions. On peut bien croire qu’ils
n’auront pas manqué de donner à leurs prosélytes une grande idée du pouvoir dont
l’Ordre jouissait déjà en Allemagne. On peut s’en convaincre si l’on veut bien
considérer, entre autres choses, que le Duc d’Orléans, après que la Révolution
en France avait déjà éclaté, exhorta les frères allemands par Mauvillon et par des
lettres circulaires formelles, d’appuyer la Révolution française. Bref, on réussit si
fort dans ses projets, que cette loge
changea ses mystères en ceux de l’Illuminatisme, qu’une amitié étroite fut nouée
entre les frères allemands et français, et que les Envoyés allemands s’en
retournèrent après la satisfaction d’avoir parfaitement bien exécuté les ordres
de leurs Supérieurs illustres.
Le Système qui depuis régna dans cette Loge nouvellement illuminée était
précisément celui des Illuminés en Allemagne. Liberté et Egalité étaient aussi ici
les grands mots qui comprenaient tout le Système in nuce. Suivant lui, toute religion
positive n’est que mensonge et imposture, inventée exprès par les
Prêtres, tant pour se procurer des prérogatives et du pouvoir, que pour appuyer
le despotisme des tyrans, pour l’amour de quoi les Rois et les Prêtres
s’accroissent toujours. Rien au contraire n’est beau, sain et divin que la Raison humaine.
Toute religion prétendue révélée n’étant que du Non-Sens, tout pouvoir ecclésiastique n’est
qu’une usurpation injuste et dérogeante aux Droits de l’homme. Il faut absolument
délivrer le genre humain de cet empire de l’imposture. Voilà le premier but de
l’Ordre ; pour y atteindre la première chose à laquelle il faut s’obliger par
serment, c’est la haine du Culte quelconque.
Les Rois ne sont pas moins usurpateurs que les Prêtres ; ils se sont emparés des
droits des peuples tant par la ruse que par la force, ils ont précipité le genre
humain dans le plus rude esclavage en se faisant des tyrans. Outre ce que les
Prêtres ont contribué à affermir cette usurpation, on a inventé les différentes
classes dans la Société civile, surtout la Noblesse pendant que la Prêtrise a
persuadé aux Nations que les Rois tiennent leur pouvoir de Dieu, quoique ils ne
doivent leur existence qu’à la Nation et au Contrat social, et qu’il faut obéir
aux Tyrans quoi que ce soit une loi naturelle, sainte et inviolable de résister
à la tyrannie et à chaque pouvoir injuste. La Noblesse a appuyé ces doctrines
des Prêtres par des faits ; elle est devenue la garde des Tyrans ; elle les a
secourus et affermis dans l’usurpation et dans le destructisme. Tous les hommes
sont naturellement libres et égaux ; personne ne saurait aliéner ces droits nés
avec lui, il n’existe donc aucune souveraineté vraie et légitime que dans le
peuple, elle est le partage de chaque individu aussi bien que de la nation
encore. C’est par conséquent le premier et le plus sain de tous les devoirs que
de s’opposer à tous ceux qui s’avisent d’arracher aux hommes ses droits naturels
et inaliénables, et de faire insurrection pour les recouvrer. Voilà le
second but principal de l’Ordre ; il tend à la destruction de la domination des
usurpateurs et despotes, et à la restauration de la liberté et égalité
universelles. C’est pour cela qu’on jure une haine éternelle aux Rois.
Il est vrai qu’on ne niait pas que l’Ordre avait aussi bien le dessein de régner ;
mais on prétendait que sa domination ne serait que spirituelle. Ce ne sont pas
des provinces qu’il veut conquérir, c’est l’esprit humain ; il ne veut pas
régner sur les hommes, mais sur les opinions, et cela par la seule raison pour
parvenir par là à détruire le règne de l’imposture et de la violence,
d’instruire les hommes sur leurs droits, à les rendre libres et majeurs, et si
cela peut être exécuté partout, à régénérer le monde entier. C’est le but
général qui renferme tous les autres ; cette régénération ne saurait être faite et achevée que
par l’abolition du Christianisme, par l’introduction de la religion de la
Raison, par le renversement des Trônes et par la fondation d’une République universelle.
Tels étaient les principes de la loge du Contrat social tiré de l’Illuminatisme. Les maximes et
les règlements que cette loge avait adoptés étaient puisés de la même source.
Chaque membre veillait sur l’autre ; chacun était l’espion de tous les autres.
Les Supérieurs demandaient et recevaient des rapports exacts et circonstanciés
du nom, de l’âge, de la demeure, de la qualité, des biens et de toutes les
autres relations possibles de chaque membre. A la réception On s’obligea à une
obéissance la plus rigide et entièrement aveugle. On donna à l’Ordre le droit de
punir par la mort la moindre infidélité ou trahison qu’on pourrait
commettre. On poussa la folie si loin qu’à la réception on renonça à toutes les
autres relations et à tous les liens par lesquels les hommes sont attachés à
leurs pères, mères, frères, sœurs, femmes, enfants, supérieurs, subalternes,
etc. En cas que l’un ou l’autre viendrait en collision avec l’Ordre et ses
intentions, on promit de lui tout sacrifier.
Tout cela paraîtra peut-être invraisemblable, mais l’histoire de la Révolution française en
fournit des preuves incontestables tirées des faits. C’est dans l’Illuminatisme qu’on
trouve la dernière source de l’Enthousiasme qui fut porté si souvent jusqu’à la
fureur et que bien des gens ne pouvaient pas comprendre. Mais comme les
Français avaient toujours accoutumé de faire des changements de leur façon
dans la maçonnerie, ils firent de même dans l’Illuminatisme, soit que la
réception aux mystères supérieurs qui était en usage parmi les Illuminés
d’Allemagne, leur paraissait trop sèche ou pas assez brillante ou imposante ;
soit qu’ils ne voulaient pas hasarder de rejeter entièrement les Grades qui
avaient été à la mode parmi eux auparavant ; soit qu’ils cherchaient de
rapprocher l’Illuminatisme encore plus à la maçonnerie, si conforme à leurs
intentions, en transplantant quelques-unes de ses cérémonies dans
l’Illuminatisme, ils se mirent à embellir la réception aux mystères
supérieurs des Illuminés par des cérémonies déjà usitées dans quelques Grades de
la maçonnerie française. Le Grade d’Elu y était le plus propre. Dans quelques
loges, la réception à ce Grade était accompagnée des cérémonies suivantes :
en prêtant le serment on mit le pied droit sur une couronne de bois cassée et
couchée sur la terre ; dans la main droite, on tint un poignard pour l’enfoncer
dans une couronne mise sur l’autel. En général, tous les Elus juraient de
venger la mort de Molay, ce malheureux Grand-maître des Templiers que Philippe le
Bel avait fait brûler ; il était facile d’appliquer cela à tous les autres rois
qu’on avait accoutumé de nommer indistinctement Tyrans et usurpateurs. Il y a
encore d’autres variations que les Français ont faites dans les cérémonies
extérieures et accidentelles et introduites ici et là pour faire impression par
un appareil extérieur sur ceux que le raisonnement sec et purement philosophique
n’aurait pas enthousiasmés assez.
Personne ne trouvera incompréhensible, qu’un Prince du Sang eût pu s’abaisser jusqu’à se
faire membre d’une bande et Grand-maître d’un Ordre, qui voulait renverser tous
les trônes, anéantir tous les états différents établis dans les Nations, et
fonder un gouvernement du Peuple et une république universelle. On n’a qu’à
considérer que le Duc d’Orléans haïssait mortellement la maison royale et que
selon les protestations de Knigge très bien fondées qu’il y avait des Princes
allemands régnants et appanagés dans cette Confédération. En France, on ne
fit pas même usage de l’artifice dont on se servait en Allemagne pour attraper
les Princes, en leur cachant les mystères supérieurs. Orléans et Mirabeau furent
initiés sans réserve dans tous ces mystères ; cependant ils ne laissèrent pas de se dévouer
entièrement à l’Ordre. Leur but prochain était de renverser le Gouvernement subsistant alors ;
ils se flattaient que les temps où l’on pourrait aviser d’établir une
République, qui en effet aurait trompé toutes leurs espérances étaient encore
trop éloignés pour qu’ils dussent craindre quelque chose de ce côté-là. C’était
pour cela qu’ils ne manquaient pas d’appuyer de toutes leurs forces les projets
de la régénération.
L’Illuminatisme étant une fois devenue le Système régnant de la loge du Contrat social,
s’étendait bientôt plus loin. Aussitôt que Bode et Von den Bussche avaient révélé les mystères
de l’Illuminatisme à cette loge, on y institua un comité secret politique ; on fit de même
dans toutes les autres loges du royaume alliées avec celle du Contrat social, ou comme sœurs ou
comme filles. Il est facile de juger par là quelle masse énorme de gens a dû être
infectée des principes révolutionnaires et comment il a été possible que ces
principes se sont répandus dans tout le royaume avec tant de vitesse et si
généralement. Il y en a qui croient que cette propagation si subite et si
universelle tienne du miracle ; ou qu’elle soit du moins l’effet d’un accord
général de tous les habitants du pays produit par la mauvaise administration de
l’Etat. Mais il est clair que ce n’est ni l’un ni l’autre. On ne doit cela qu’à
l’Illuminatisme répandu par le moyen de la maçonnerie partout avec sûreté sans
que cela causoit du soupçon qui aurait été inévitable sans le secours qu’on
tirait de la maçonnerie.
Ce fut de ces loges illuminées dispersées dans tout le royaume et principalement de
ces comités politiques établis dans leur milieu, que les Clubs publics, connus après sous le
nom de Jacobins, sortirent tout d’un coup, lorsque le projet de la Révolution, formé dans
la loge du Contrat social et dans son comité secret et politique, avait été réalisé le 14
juillet 1789.
Les chefs de ces Clubs étaient initiés dans les mystères de l’Illuminatisme ;
ils étaient membres des Comités établis dans les loges et soumis à la
direction spéciale des illustres Supérieurs de l’Ordre. Le but qu’on s’était
proposé en instituant ces Clubs était de se procurer pour l’exécution des
projets formés par lesdits Supérieurs, plus de bras et de gagner même ceux
auxquels on ne trouvait pas à propos de découvrir tout le mystère d’iniquité.
Les Clubs devaient être pour l’Illuminatisme ce que les confréries et les
affiliés étaient pour quelques ordres monastiques et principalement pour les
Jésuites que Weishaupt avait pris pour le modèle de son Ordre à ce qu’il a assuré
lui-même.
Le Jacobinisme était donc l’enfant véritable et immédiat de l’Illuminatisme et quoi qu’on
ne puisse dire de tous les Jacobins qu’ils eussent été faits Illuminés par une réception
formelle, étant pour la plupart de simples affiliés, ils en étaient pourtant descendus ;
ils avaient des liaisons étroites avec eux, ils agissaient selon leurs principes
et sous leur inspection. On s’est efforcé de nier cette origine et cette
connexion, surtout depuis que les Jacobins se sont rendus odieux. Mais outre que
les premiers et les principaux prosélytes de l’Illuminatisme dans la loge
du Contrat social, ci-dessus mentionnés, se sont montrés après comme Jacobins
zélés, l’opinion générale de tous les gens bien informés, c’est que les
Illuminés et les Jacobins ne font qu’un même Ordre. Quel appui, dit l’auteur du
Cri de la raison et de la politique publié en 1795.
Après que les Jacobins avaient produit dans le petit Etat de Genève autrefois si heureux,
une
régénération souillée de sang, de rapine et de crimes atroces, on n’apprit que
trop par cette expérience effrayante, que les Jacobins et les Illuminés ne
faisaient qu’une Secte. La Révolution présente de Genève disent les auteurs de la
brochure Le sort de Genève ne doit son origine qu’au Jacobinisme,
c’est-à-dire à ce parti qui en France et autre part porte le nom de Jacobins, en
Allemagne celui d’Illuminés ; c’est une ligue qui tâche de renverser toutes les
sociétés civiles et religieuses et de substituer à leur place le paganisme, la
justice de brigands et toutes les horreurs d’une anarchie de démagogues.
Aussi les Auteurs dépeignent les principes, les buts et les moyens des Jacobins tels
qu’on les connaît aux Illuminés par les Ecrits originaux et les travaux
nouveaux de Spartacus et de Philo de sorte qu’on ne saurait
méconnaître le parentage qu’il y a entre les Jacobins et les Illuminés. Sans
alléguerce qui est dit là-dessus dans les deux ouvrages Le Tombeau de Molay et la Conjuration
d’Orléans dont l’essentiel est fort vrai, quand même il y aurait quelques fautes inévitables,
pour tous ceux qui n’ont pas été illuminés eux-mêmes ; sans alléguer ce que Mercier a fait
insérer sur ce chapitre dans une des dernières feuilles de la Quotidienne du 21 novembre
1795 ; enfin sans alléguer ce qu’on trouve sur cette matière dans l’état
réel de la France et dans l’Histoire de la République française par
Desodoards, je me contente de citer le témoignage de l’auteur d’un livre
intitulé L’abomination de la désolation, qui dit que dans
l’Assemblée Nationale Constituante on a déjà bâti sur le fondement posé dans les
loges maçonniques. C’est-à-dire sur le principe chimérique d’une liberté et égalité
universelle qui était, comme on sait, le mot des loges éclectiques et illuminées.
Ce témoignage
a d’autant plus de poids que l’auteur a été lui-même franc-maçon, membre de ces loges et
témoin oculaire des procédés des Jacobins dans l’Alsace. Même à Paris on n’avait garde en
1790 de déguiser la connexion entre les Jacobins et les Illuminés de l’Allemagne ;
les Jacobins de Paris s’avisaient au contraire, pour appuyer les nouvelles doctrines et les
desseins fondés sur ces doctrines, de promettre à leurs disciples l’assistance des illuminés
allemands ; sur quoi on trouve un passage remarquable dans la préface composée par La
Metterie pour le Journal de Rozier en 1790.
Tout homme impartial qui voudrait bien comparer les principes, les maximes, les
manières, les actions et les moyens jacobins avec ceux des Illuminés, ne manquera de
s’apercevoir de la plus grande conformité ; aussi ne doutera-t-il pas de
l’affinité qu’il y a entre ces deux Sociétés. Qui plus est, celui qui a été
jamais dans une loge maçonnique ne s’étonnera pas peu s’il assiste à un Club de
Jacobins de trouver une si frappante conformité de l’une à l’autre pour les
arrangements extérieurs. On demande la parole ou la permission de parler, on
commande le silence dans le Club de la même manière que dans la Loge. Cette
conformité s’étend jusqu’à des bagatelles ; et il est impossible de méconnaître
que les Clubs des Jacobins ont pris le costume de loges pour modèle. Aussi
les Jacobins n’ont pas manqué de faire gloire de cette parenté ; ils l’ont
publiée eux-mêmes en plusieurs occasions ; ils ont fait mettre sur la marge des Ecus
français battus pendant leur règne, entre les mots la Nation et la Loi, d’un côté, le
bonnet de Jacobin, et de l’autre le niveau de Franc-maçon.
L’étincelle allumée dans la loge du Contrat social et communiquée par elle aux autres loges
alliées n’eut pas plutôt causée un embrasement général, qu’Orléans
Grandmaître français en fit part aux Illuminés allemands. Il leur adressa des
manifestes dans lesquels il les excita d’appuyer la Révolution française, de lui
procurer des amis et des partisans et d’enflammer les autres pays autant qu’ils
pourraient. Le colporteur de ces manifestes fut Mauvillon,
lieutenant-colonel à Brunswick, Illuminé fanatique et effréné ; le même qui
avait conduit Mirabeau à l’Ordre, comme nous avons raconté ci-dessus. Mauvillon
fit plus, il projeta un plan de révolution détaillé exprès pour l’Allemagne ;
il le fit discuter dans plusieurs loges maçonniques aussi bien que dans les Clubs des
Illuminés. Mais comme le flegme des Allemands ne prend pas aisément feu, et que dans un Etat
divisé en tant de Provinces liées à la vérité mais pourtant indépendantes les
unes des autres, une révolution générale n’est pas si facile qu’elle était dans
la France, ce projet échoua.
Cependant, les Illuminés ne laissèrent pas de secourir de tout leur pouvoir leurs frères
français qui avaient entrepris l’aventure avec tant de succès. On vit paraître
des Ecrivains, des gazettiers et faiseurs de brochures innombrables, qui se
piquaient de défendre la Révolution française, de la recommander et de
décrier les malheureux émigrés comme des gens indignes de toute foi et de
protection. Il y eut même des Universités allemandes, comme celle de Iéna, où
l’on exposait aux étudiants la Constitution française dans des leçons publiques,
pour leur faire goûter cette forme de gouvernement. Les opérations de cette
bande, dans les Cabinets et principalement dans les Armées pendant la guerre,
sont encore cachées sous un voile épais ; mais on ne saurait méconnaître qu’elle
a eu une grande part aux événements singuliers et aux trahisons, fréquentes et
sans exemple qu’on a vues pendant le cours de la guerre.
Dès le commencement, c’était le but de l’Ordre d’enflammer la rébellion non
seulement dans un seul royaume, mais de renverser la Constitution politique et
la religion de tout pays, ou de commander le monde, pour parler le langage
de l’Ordre. Les Illuminés allemands avaient imité en plusieurs points la forme
de l’Eglise Catholique et de ses Ordres monastiques, surtout celle des Jésuites
; les Français firent de même. Comme il y avait depuis longtemps des Religieuses
Bénédictines, Carmélites et autres, on commença aussi en France où le sexe est
naturellement porté à l’intrigue de faire des Illuminées. Il est incertain si la
Roland, la Pastoret, la Staël, fille de Necker, femme célèbre dans la
Révolution, étaient du nombre ; mais il est sûr que la fameuse Théroïgne de
Méricourt et la prophétesse Labrousse en étaient. Cependant, cette invention
n’est pas tout à fait nouvelle et propre aux Français. Il y a longtemps
qu’on a eu une maçonnerie de Dames ; et Zwackh (Cato) aussi bien que Dittfürth (Minos)
avaient fait le projet, immédiatement après la fondation de l’Illuminatisme, d’établir en
Allemagne un Ordre de femmes en sa faveur. Mais ils n’y réussirent pas.
Une invention propre aux Français, c’était l’institution de la Propaganda. L’Auteur en était
le fameux Abbé Fauchet, appuyé par Bonneville. Elle était divisée en plusieurs départements
destinés pour les différents pays, où l’on
voulait opérer, allumer et répandre le feu de la Révolution. Chaque département
avait son centre, d’où toutes les opérations sortirent, et où tous les rapports
sur ce qu’on avait fait ou appris se réunirent. Le département pour l’Allemagne
était à Strasbourg, le Centre en était le fameux Dieterich, guillotiné après. Voilà d’où
il est venu que les opérations pour révolutionner Mayence ne sont pas sorties
originairement de l’Allemagne, comme on pourrait être tenté de croire, mais de
Strasbourg, où le fameux Stamm les avait commencées et d’où on dirigeait la
somme énorme de trente millions par an à faciliter les opérations de la
propaganda ; quand même on s’aviserait de douter s’il est vrai que selon les
Mémoires de Dumouriez qui était à la portée de tout savoir,
on a destiné (de telles sommes), il n’est pourtant pas à douter, que la
propaganda a envoyé bien des Emissaires dans les pays voisins, que ceux-ci ont
coûté beaucoup d’argent, et qu’ils n’ont été que trop heureux dans leur
mission.
Les Illuminés allemands ont rendu un témoignage assez clair de leurs liaisons avec
ceux de la France, lorsqu’ils ont secouru leurs frères français d’une manière
réelle et frappante, à l’invasion faite par Custine en 1792 dans l’Allemagne.
Depuis plusieurs années, il y avait des Illuminés à Mayence du nombre desquels,
outre Benzel, Hauser, Haupt, Kolborn, étaient Dorsch, Blau, Hoffmann,
Wedesrind, Forster, Eickemeyer, Metternick, Luk, Ninis et autres, devenus
célèbres par la Révolution. Le Gouvernement n’avait pas daigné faire attention à
eux, croyant peut-être que le bruit sourd qui courait sur leurs desseins n’était
que l’effet de l’envie, ou bien du mécontentement des nouveaux arrangements
de l’Electeur. Il est plus que vraisemblable que personne n’osa informer
l’Electeur de cette secte dangereuse, parce qu’on savait que son successeur
présomptif, le coadjuteur de Dalberg était lui-même membre
des Illuminés parmi lesquels il portait en effet le nom de Crescens et qu’il ne
manquerait pas de les protéger. Les Illuminés de Mayence avaient conféré
pendant l’espace d’un an et davantage avec la propaganda de Strasbourg, sur
les moyens de secourir les Français dans le cas d’une invasion à faire dans
l’Allemagne, et de leur faciliter la prise de cette forteresse importante.
Lorsque Custine s’approcha des frontières avec son Armée, les Illuminés de Spire et de
Worms, parmi lesquels le
ministre réformé Endeman, le Syndic Petersen (Bélisaire), le
chanoine Schweickhard (Cyrillus Alexandrinus) son frère (Maximilien Fredro) un certain
Köhler, Jansson (Lucius Apuleius) Hutten (Virigilius) et le chanoine
Winckelmann jouaient les rôles principaux, envoyèrent une députation formelle à ce Général.
Ils s’annoncèrent comme les organes d’une grande société qui avait les mêmes sentiments
que les Révolutionnaires en France ; ils l’exhortèrent de pénétrer dans l’Empire,
en lui promettant une assistance puissante. Ils tinrent parole ; par leurs
agents et par les adresses qu’ils distribuaient partout, ils prévinrent le
peuple contre le gouvernement en faveur des Français ; par de faux bruits qu’ils
répandaient parmi le peuple, ils augmentèrent le bruit de mécontents, d’espions et de
traîtres ; enfin ils remirent la forteresse de Mayence entre les mains des
Français ; ce qui fut fait principalement par les conseils et les persuasions
d’Eickemeyer, Dorsch, Böhmer et Wedekind (v. Mémoires posthumes de Custine
p. 145-150), il n’est pas nécessaire de raconter ici cette histoire en détail.
Tout le monde sait par les livres imprimés après, que la Société secrète des
Illuminés fut transformée à Mayence comme à Paris, en un Club jacobin public,
qui s’est distingué par ses rapines, ses incendies et d’autres violences, et que
ce Club a envoyé ses Apôtres dans tous les pays d’alentour. Mais il est à
remarquer, que si ces Révolutionnaires, tant parmi les Allemands que parmi les
Français, avaient été un peu plus sages pour ne pas se rendre odieux par l’envie
de régner, la violence et la rapine qui leur firent perdre les fruits de leurs
travaux, ils auraient sans beaucoup de peine renversé partout la Religion et
l’Etat. Le peuple y était déjà bien préparé par des écrits innombrables de la
part de la Confédération qu’une Révolution totale aurait trouvé peu d’obstacle
s’ils n’avaient pas insulté à tout ce qui lui paraissait jusqu’ici vrai, sain et
vénérable et introduit une immoralité sans bornes, chargé le peuple des
impôts et des fardeaux infiniment plus pesants que ceux qu’il portait
auparavant, violé toutes les propriétés et mis à la place des anciens nobles une
noblesse de peuple encore plus insolente que celle qu’on avait abolie. Mais les
nouveaux Pairs de la Patrie, les prétendus Hérauts de la liberté qui, l’épée à
la main, devaient exécuter les projets formés par les supérieurs de l’Ordre,
travaillaient contre eux-mêmes.
Il faut être entièrement ignorant ou de tout ce qui est arrivé en France ou des secrets de
l’Illuminatisme, pour ne pas voir que c’est par la Révolution qu’on a voulu
réaliser les projets de l’Illuminatisme. Tout ce qu’on a fait en France, le
renversement du trône, le meurtre du Roi, l’établissement d’une république
démocratique, l’anéantissement de la noblesse, l’introduction d’une égalité
chimérique, la destruction de la religion et du sacerdoce, tout cela
n’était rien autre chose que la réalisation des projets formés dans
l’Illuminatisme.
Même dans les moyens qu’on employa pour y réussir, soit qu’on se servait de ruses,
soit qu’on commettait des cruautés, on ne fit que suivre ponctuellement les
commandements de l’Ordre.
On n’a pas encore abandonné ce plan de la prétendue Régénération. Au
contraire, c’est encore le but de toute l’ardeur avec laquelle l’Ordre continue
ses opérations. Il pourra faire de temps en temps quelques changements dans ses
mesures ; il pourra laisser subsister pour quelque temps de certaines choses
qu’on ne saurait renverser tout à coup par des voies violentes, sans se
compromettre et faire tomber tout l’édifice pompeux d’une Réformation universelle à
laquelle on travaille depuis si longtemps, mais jamais l’Ordre ne perdra de vue son but
principal. Pour s’en convaincre on n’a qu’à réfléchir un peu sur quelques
traités de paix séparée surtout sur celle qui a été conclue entre la République
et le Roi de Sardaigne, dans laquelle on a accordé aux amis de la Révolution
française une impunité totale de leurs crimes passés. C’est ainsi qu’on sait se
conserver des gens toujours prêts à rallumer le feu. Quand on veut bien regarder
les changements faits à Venise et à Gênes, où l’on a établi des démocraties, et
considérer comment on s’est pris en Italie pour changer la Constitution et même
la Religion dans plusieurs Etats, on trouvera que tout cela est dans l’esprit de
l’Illuminatisme, aussi bien que du Jacobinisme, et il est impossible de
méconnaître l’harmonie qu’il y a entre eux. Leur but était, et est encore, de
produire une régénération universelle par l’extermination du christianisme,
le bouleversement des Etats, la destruction de la noblesse et une égalisation
générale.
Quelques mesures que les Princes puissent prendre, ils n’échapperont pas à l’orage
qui va fondre sur leurs têtes, s’ils diffèrent plus longtemps de détruire
l’Illuminatisme et d’éteindre le feu qu’il a allumé déjà dans toute l’Europe.
L’inscription qu’on pourra mettre sur les ruines des trônes, des débris des
autels et les monceaux de cendres qui couvriront en peu de temps toute l’Europe,
peut être conçue dans ces deux mots : « L’ouvrage de l’Illuminatisme ! »
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